Chien – Page 3

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Décodage des motifs

Avant de procéder à un décodage du système de signes qu'est Black & White to Full Color, établissons, sur le plan de l'iconicité que les images/dessins-sculptures composantes renvoient à un réel que l'artiste a elle-même observé, même lorsqu'elle se réfère à des œuvres qu'elle a réalisées antérieurement. Devenus croquis, études préparatoires, ces œuvres sources sont une référence à un réel observé, quitte à ce que l'artiste complète le souvenir de son observation en feuilletant quelque livre naturaliste ou en puisant dans son imaginaire, univers de pulsions plus ou moins conscientes, de connaissance et d'intuition que nous portons tous en nous et dont la psychanalyse nous a révélé les agissements.

Cela dit, quel type de chiens l'artiste représente-t-elle? L'examen des objets et des sources de l'installation indique qu'il s'agit bien du chien domestique. Même que les pures races se font rares, l'artiste préférant des bâtards plus ou moins identifiables quant à leur type ancestral : chiens courants et terriers de type indéterminé, bâtards de souche berger allemand, spitz d'agrément, etc. Parmi les œuvres tridimensionnelles, seules le Berger allemand et le Bouledogue affichent quelque fidélité à un type particulier. Tous les chiens représentés, par contre, sont descendants de types travailleurs, autrefois chiens de garde et de chasse.

Il nous est donc montré à voir une diversité de chiens qui dans son ensemble figure cette catégorie dite chien de rue, catégorie-signe évocatrice de la domesticité même du chien, de sa longue relation avec l'homme dont l'histoire en est une d'incessante urbanisation.

Comme pour souligner ce caractère chien de rue, l'artiste le représente sans collet, chacun dans un décor renvoyant à des situations urbaines résolument extérieures, rues et ruelles, à l'exception du dessin Chien rouge dont la scène est quelque peu problématique. Accentuant l'urbanité du décor dans l'espace réel de la galerie sont deux constructions tridimensionnelles faisant fonction, au dire de Gauthier, de sentinelles à l'ensemble : une Arche, fragmentée, sur laquelle coule un rideau, et un Amas de détritus; deux objets signifiants (pouvant sûrement symboliser la ville).

Quant à une action qu'assumeraient les chiens représentés, celle-ci se situe dans la majeure partie des cas au niveau du métonymique, de l'instantané, du moment capté, fragment d'un geste indiciel d'un avant et d'un après qui toutefois restent inconnus, et même insoupçonnables. L'exception : les chiens qui pissent, lesquels, grâce au geste de la patte qu'ils posent, se font signes indiciels d'une action facilement identifiable par le regardant.

La diversité des situations (fonds de cours, ruelles, rues commerçante et résidentielle), d'accessoires urbains (marches, portes, poubelles, pelouses, vidanges, détritus, trottoirs, devanture d'épicerie, gros équipement, clôture), de moments du jour, et de poses chez le chien (observateur, curieux, surpris, trottant, etc.), sans faire encyclopédique ni constituer une histoire, propose une variété d'instants tirés de la vie du chien. Le caractère partiel du décor évoqué, tant dans les dessins que les sculptures, où la vision emprunte celle du chien, limite le spectateur à des fragments d'objets, et rend ambiguë la réalité représentée. Rideau au vent, porte entrouverte, coins sombres, bouche d'égout soudain connotent une irréalité troublante. Le petit chien de rue, banalisé par le non héroïque de ses gestes, se transforme dans trois dessins d'abord en Chien bleu encore innocent, puis en ce Chien rouge squelettique et ce Terrier noir menaçant, habitant un monde d'escaliers qui se précipitent nulle part, d'ombres fortes, de formes géométriques (arches et triangle) – côtoyant les simples déchets – symptomatiques d'une présence autre que seul l'animal serait en mesure de diviner. La noirceur des chiens sculptés éveille aussi en nous des connotations mythiques.

Significativement, ces images (dessins et sculptures) participent du symbolisme associé au chien que la Culture nous a légué, c'est-à-dire le chien domestique, depuis toujours fidèle compagnon de l'homme, dont l'animalité toutefois a capacité de faire surgir de notre inconscient la hantise des chiens revenants, du possédé, cette rage symbolique des régions les plus animales de notre propre nature.

Nous n'avons pas cherché le symbolisme de tous les objets contenus dans ces images, mais il est intéressant de noter que le mur dont nous voyons des parcelles peut signifier la protection, devenant alors symbole de la mère comme le sont la maison et la ville47.

Par ailleurs, étant dans sa planification le résultat d'une doctrine (vision d'une société), la ville serait le symbole de cette doctrine et de la société qui la maintient48. De ce fait l'on associerait la ville à l'ordre établi. Par exemple, Jacques-Gilles Fournier, parlant de la Nouvelle-France, souligne comment l'architecture, pour l'aristocratie métropolitaine qui contrôlait la colonie, «était un instrument de gouvernement49».

Signifiants iconiques, indiciels (en ce qui concerne le narratif) et symboliques, les signes-images de Suzanne Gauthier s'ouvrent alors à une lecture métaphorique de leur contenu. Intégrant le chien à la ville, l'artiste met en scène la dualité Nature/Culture : Biologie/Technologie, Nature animale/Nature humaine. Dualité et non dilemme ni confrontation, car la diversité même des éléments composant les objets de Black & White to Full Color propose une interaction des polarités, et non pas une relation conflictuelle.

Il s'agit là de l'originalité de cette œuvre par rapport aux représentations récentes en art du chien expressif d'une thématique Nature/Culture. L'ensemble de Suzanne Gauthier dépasse par ses préoccupations le stade de l'absence, de la peur déraisonnée, du regret impuissant, pour signifier une acceptation, une intégration, une harmonie active de toutes les forces de notre univers, tant l'animal que l'humain, le matériel que le spirituel, le désordre que l'ordre, la violence que l'interdit, tant le fantasmatique que le véridique. Ainsi ces sentinelles l'Arche et l'Amas (détritus urbain), symboles de la ville, en elles-mêmes symboles de l'ordre et du chaos, du rationnel et de l'irrationnel (l'arche qu'adoucit un rideau à connotation de rivière, et ces déchets, chaos structuré). Ainsi ces chiens pissant qui n'admettent pas d'interprétation univoque. En soi, ce geste signifie une prise de possession du territoire faite à l'intention des autres chiens50. Pour nous, il peut prendre une autre dimension, une potentialité de provocation : la Nature se déclarant à la Culture, s'emparant d'elle, signifiant une sorte de vengeance de la nature sur la culture, du chaos sur l'autorité, comme ces mauvaises herbes qui réussissent à percer les trottoirs de ciment, comme la jungle qui menace toujours de reprendre et de recouvrir les traces de la civilisation. Mais livrés à un geste potentiellement provocateur, ces chiens ne se font pas prendre en flagrant délit; ils s'exécutent sans malice. L'ironie sous-jacente élimine toute possibilité d'interprétation unidimensionnelle; à une vision globalisante s'allie l'ambiguïté.

Contenu autobiographique

La dissolution psychanalytique du signe, renvoyant en dernière instance au sujet cartésien qui le soutient, nous permet d'interroger le contenu autobiographique de cet ensemble significatif qu'est Black & White to Full Color. Relevant essentiellement d'un code personnel, privé, dont l'artiste elle-même doit donner la clef, le signifié autobiographique prend tout de même une importance dans la lecture globale du corpus comme vérification des multiples niveaux de significations qui le structurent.

Instruits par l'artiste, nous pouvons ainsi déceler ce contenu autobiographique à la lecture de six éléments constitutifs et/ou caractéristiques du corpus étudié : le titre donné à l'ensemble; le Chenil contenant les maquettes-miniatures des œuvres tridimensionnelles; la couleur ainsi que les dimensions des œuvres composantes; la bande sonore accompagnatrice; et, en fin de compte, le motif même du chien pissant.

Touchant à la sexualité des chiens, évidemment mâles, et à la binarité Masculin/Féminin, Animus et Anima, inhérente au dualisme Ville/Nature, le motif du chien pissant, ici représenté dans un environnement urbain, pourrait nous conduire à un questionnement psychanalytique onirique révélateur des pulsions sexuelles de l'artiste. Pour le moment toutefois, satisfaisons-nous des considérations suivantes.

Née et élevée à la campagne, habitant depuis longtemps les grandes villes (Winnipeg, Toronto, Montréal), l'artiste a, en partant, une connaissance intime des deux réalités (facettes de la même) qu'elle réunit dans son œuvre.

À cause de sa profonde connaissance du monde naturel, et du vif intérêt qu'elle lui a toujours porté, l'artiste reconnaît avoir entretenu une tendance à l'anthropomorphisme. Pour elle, le chien (à la ferme, la famille possédait bien sûr un chien) est l'animal qui, plus que tout autre, semble exprimer les sentiments humains, et cela, selon elle, à cause même de son apprivoisement caractéristique. De surcroît, Gauthier, par empathie pour cet animal, a le sentiment de se reconnaître en lui, phénomène de l'expressivité du corps, reflet d'une intériorité, qui en art traditionnel amène le spectateur, l'interprétant, à lire, à ressentir l'émotion du sujet représenté51.

L'artiste se souvient notamment à quel point l'avait frappée le geste du chien pissant. Naturel à la campagne, ce geste (en soi matière invitant une enquête psychanalytique de l'artiste, car seul le chien mâle produit dans son urine l'odeur pouvant marquer un territoire) prit à ses yeux une nouvelle dimension lorsqu'elle en fut témoin à Beausoleil (France) où elle habita en 1976. Le naturel primordial du chien répondant à ses instincts dans les petites rues toutes de pierre de cette ancienne ville des Alpes-Maritimes, lui sembla nettement incongru (la prise de possession du territoire, dans la ville, serait en effet problématique pour le chien, l'habitude qu'ont les chiens de s'inspecter relevant d'un besoin d'identifier leurs prédécesseurs52), impression que ne devait pas atténuer le très grand nombre de chiens que possèdent les résidents de Beausoleil. Dans un contexte si urbain, le geste lui parut provocateur, agressif envers l'ordre établi (la ville/doctrine), sentiment qu'elle partageait. Enviant au chien la liberté qu'on lui accorde, qu'il se donne (constat en tant que sujet d'un autre, à qui la transgression est permise – expérience de la subjectivité). Gauthier qui, depuis un an, explorait la thématique Espèce animale/Ville (voir son triptyque intitulé Twilight, linogravure de 1976), aborde dès lors la thématique du chien pissant qu'elle situera à son retour au Canada (1977) dans des environnements urbains, métaphores de l'artiste elle-même (et de tout artiste moindrement rebelle, désirant une réintégration de ses natures animale et humaine), affirmation de soi, défi, boutade signifiée aux bonnes gens, bien qu'avec naturel et humour, dans le but précis de brusquer. Gauthier consacrera deux expositions à ce thème (Winnipeg : Arthur Street Gallery/Plug ln, 1978, et The Upstairs Gallery, 197953).

L'ensemble Black & White to Full Color est un aboutissement de cette préoccupation, la variété de poses et de chiens ajoutant, en complément, au symbole du chien artiste-provocateur, la métaphore de l'artiste fouineur, investigateur par instinct. Qui a décrit l'intellectuel(-le), l'on pourrait dire l'artiste, comme une personne qui s'intéresse à ce qui ne la regarde pas? Le chien, compagnon des humanistes, apparaît ici comme ce vieux symbole de la persévérance au travail intellectuel.

Quant aux autres éléments significatifs d'un contenu autobiographique, nous saurons aussi les apprécier grâce à un décodage préliminaire de t'artiste.

Bref, il est utile de savoir que Gauthier, originaire de l'Ouest canadien, habita quelque temps à Toronto avant de s'installer à Montréal au printemps de 1984. Incapable à Toronto de se payer un atelier adéquat à cause du coût élevé des loyers, l'artiste ne s'y sentit jamais totalement à l'aise. Montréal par contre, où les loyers sont plus abordables, lui offre le luxe d'un immense lieu de travail et, qui plus est, une ambiance socioculturelle qui répond plus instinctivement à sa nature : la Canadienne française, même quelque peu anglicisée à cause de ses origines, retrouve une latinité.

Black & White to Full Color exprime ce passage. Le Chenil, cage enfermant les six miniatures des chiens sculptés, exprime le sentiment d'oppression ressenti à Toronto. Les huit sculptures sur le plancher, faites à une échelle relativement petite, à cause de l'atelier restreint dont l'artiste disposait, sont pareillement indicielles des contraintes imposées, comme peut l'être la surface noire de ces objets. Les dessins, par opposition, de grand format et éclatant de couleur, traduisent l'épanouissement de l'artiste, la liberté qu'elle recouvra sur tant de fronts, à Montréal. Ainsi, il aurait peut-être été plus exact que l'artiste intitule son ensemble : «From Black & White» à la pleine couleur!

Enfin la bande sonore. Reproduisant des jappements de chiens dans un environnement urbain, l'enregistrement contribue à la temporalité du corpus, aspect de la problématique de l'installation dont nous discuterons prochainement.

Nul besoin de souligner la pertinence jappements/chiens si ce n'est qu'au Moyen Âge, on croyait que le nom même du chien en latin, canis, provenait de la mélodie de son jappement, canor, du verbe canere (chanter54); et il faut noter que l'enregistrement, dont il est ici question, reproduit des jappements et non pas des hurlements. Or, au siècle dernier, l'on considérait le jappement comme la voix civilisée du chien : «à l'état sauvage», rapportait-on, «le chien hurle comme ses congénères55».

Cela dit, il importe de savoir que cet enregistrement de vingt-cinq minutes comporte seulement cinq minutes (les premières) d'aboiements réels, émis par de véritables chiens. Ce qui fait suite, ce sont des bruits produits par l'artiste elle-même qui imite à merveille une variété d'aboiements : chien content, chien pleurnichard, jeune chien, chien enragé, etc. Bien malin l'auditeur qui saurait distinguer le réel du simulé.

Par empathie, l'artiste s'approprie la voix du chien, donnant libre cours à un désir d'assumer l'identité de l'animal, l'animalité en elle-même, comme l'homme primitif dans son déguisement.

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© Les Éditions du Blé, 1985.

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