Chien – Page 2

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Le contenu sympolique/métaphorique de Black & White to Full Color

Convaincus comme Panofsky que l'individu ne peut s'abstraire de son habitus ou de cette culture par laquelle le créateur participe de sa collectivité, brossons sommairement un tableau de l'utilisation historique du motif du chien que privilégie Suzanne Gauthier. Notre but : décoder le système que nous propose l'artiste, en cerner l'originalité. Mais d'abord, identifions l'animal.

Canis familiaris : aperçu historique du motif

Le chien, animal domestique (canis familiaris) est avec le dingo d'Australie, le loup, le chacal, le coyote, etc., une espèce de la famille canidae, genre canis de l'ordre des mammifères carnivora. Aujourd'hui l'on compte quatre groupes auxquels appartiennent les diverses races. Chiens de rue est le nom donné aux variétés de hasard que produit le croisement fortuit de ces races. L'opinion scientifique la plus communément partagée veut que le chien domestique (le premier animal, semble-t-il, que l'homme ait apprivoisé) soit un descendant de la seule espèce de loup (canis lupus). Le dingo d'Australie offre le modèle du type d'animal qui a pu être son ancêtre immédiat. D'après les restes trouvés, il appert qu'une espèce de chien existait en Europe depuis le néolithique et les témoignages rendus par les premiers explorateurs indiquent que l'Amérique possédait déjà ses chiens à leur arrivée15.

Au XlXe siècle, l'on considérait l'apprivoisement du chien la conquête la plus complète que l'homme ait réalisée, l'espèce tout entière s'étant subjuguée à lui. Nulle part ne la connaissait-on à l’état de pure nature16, si ce n'est de quelques races qui avaient recouvré une indépendance. Le chien aura servi aux besoins les plus variés de l'homme : à la chasse et à la course, comme guide et compagnon, détecteur de truffes et de narcotiques, sauveteur, tueur, et cobaye de laboratoire17. La Rome antique lui confia la garde du Capitole, tandis que la ville de Saint-Malo (France) en fit sa garnison18.

La représentation des animaux, dans les arts visuels, remonte à la période glacière (France et Espagne19). Voir l'impression Cerfs qui traversent une rivière hors de laquelle sautent des saumons du Musée des Antiquités nationales de Paris. Les Chaldéens et les Égyptiens ont figuré le chien dès 3000 à 2000 avant Jésus-Christ20.

Un survol historique du motif du chien révèle au moins trois grands courants de représentation, trois types de signifié rattachés au chien. Nommons : 1) le chien mythico-magique associé au surnaturel et au diabolique; 2) le chien, fidèle compagnon de l'homme dont il acquiert et symbolise certaines qualités et aptitudes; et 3) le chien, objet d'investigation zoologique. Ces regroupements thématiques sont les nôtres. Il se trouve évidemment de nombreux cas d'utilisation du motif du chien qui relèvent de plus d'une catégorie.

Le chien mythico-magique

Pour l'homme primitif, la figuration animale servait à des fins magiques (rites relatifs à la chasse et à la fertilité). Elle lui permettait de cerner le pouvoir des bêtes, lesquelles semblaient évoluer, libres des contraintes qu'imposait la nécessité de l'ordre humain. Associé au sacré, le chien prit symbole dans les hiéroglyphes égyptiens de scribe sacré, de prophète, pouvoir divinatoire que lui reconnurent les Anciens et que perpétua la Renaissance. Ainsi Carpaccio représenta-t-il le chien de saint Augustin apercevant la vision de son maître (Saint Augustin dans son étude, vers 1506, S. Giorgio Degli Schiavoni, Venise). Dürer apportera à cette capacité divinatoire le sens de la mélancolie active21, notamment dans sa célèbre gravure sur bois de 1514, Melencolia I.

Dans la mythologie grecque, le Cerbère, redoutable monstre tricéphale, gardait l'entrée de l'Hadès, se faisant le compagnon des morts aux enfers22. Le Bernin en laissera une représentation (voir détail du Ravissement de Proserpine, 1621-1622, marbre, Galleria Borghese). En réaction au culte que les Égyptiens vouaient au chien, les Hébreux le détestèrent23. Les Écritures Saintes (le Livre des proverbes attribués à Solomon et la seconde Épître de saint Pierre) relient ainsi le chien à l'impur, à l'idolâtre, au faux apôtre, au pécheur qui retourne à son péché comme le chien à sa vomissure24. L'allégorie l'a attribué à l'Envie; l'apôtre André aurait exorcisé sept chiens possédés de démons25.

Le romantisme des Géricault, Delacroix et Barye redécouvrira la bestialité, l'aspect déchaîné de la nature animale (des chevaux et des bêtes sauvages surtout : voir Barye, Tigre dévorant un gavial, bronze, Musée du Louvre), alors qu'une revalorisation des folklores nationaux au XIXe siècle allait redonner place à l'image du chien diabolique, fantomatique : hellhounds et loups-garous. Dans cette tradition viennent à l'esprit, en littérature, des ouvrages tels que The Hound of the Baskervilles, par Sir Arthur Conan Doyle (1902) et, au cinéma, certains films d'horreur. La rage dont peut être atteint le chien et, par lui, l'homme, a pu contribuer à conférer au chien ces connotations troublantes.

Selon Jung, l'animal représente le monde des instincts moins qu'humains, le subconscient d'où peuvent surgir les émotions les plus violentes. Plus l'animal est primitif, plus il exprime les régions lointaines de la psyché. L'animal mythique symboliserait la terreur cosmique26. Même les représentations du Christ, en retenant pour lui le symbole de l'agneau, du poisson, etc., conserveraient l'idée d'une nature animale indissociable de la nature humaine, d'où l'importance pour l'homme de pactiser avec ses instincts, de les assumer, faute de quoi il peut lui-même être la victime. De dire Aniela Jaffé : «Suppressed and wounded instincts are the dangers threatening civilized man; uninhibited drives are the dangers threatening primitive man27

Le chien, fidèle compagnon de l'homme

La figuration animale s'est tôt investie d'une portée anthropomorphique. Dans le cas du chien, ce phénomène s'expliquerait d'autant plus facilement que le chien, par ses qualités et capacités, a su s'attirer l'estime de l'homme : docile et fidèle, le chien recherche son maître. C'est dire que l'homme a apprécié le chien dans la mesure qu'il a cru lui reconnaître une intelligence, donc, se voir en lui. (Inversement, l'on a prétendu que le chien a acquis ses dons en étant en contact avec l'homme28.)

Les Égyptiens révérèrent le chien/chacal Anubis parce que le chien avertit l'homme29. À cause de cette capacité, le chien en vint même à symboliser pour eux la vigilance que les princes devaient exercer dans le gouvernement30. Le Musée du Louvre conserve un chien en basalte de la période ptolémaïque.

Grâce à son intuition et à sa persévérance, le chien servit au Moyen-Âge à des allégories de la logique et de la pensée31. Ses fonctions de berger (voir le chien d'Endymion qui protège son maître de la déesse Séléné ou Diane : Relief d'Endymion des Musei Capitolini) lui valurent de rappeler, dans le symbolisme chrétien, le rôle du prêtre, guide et gardien (vigilant) des âmes32. Le chien est souvent l'attribut des saints, tels que saint Roch, secouru par son chien fidèle alors qu'il fut victime de la peste, ou encore saint Hubert, le patron des chasseurs, représenté ici par un marbre de Manuela (duchesse Anne d'Uzès), [1892], Musée de Saint-Boniface. Or n'est-ce pas que le chien avait été l'attribut de Diane la chasseresse (voir toile de l'École de Fontainebleau, vers 1550-1600, Musée du Louvre). Fin XVIe, début XVIIe siècle, Cesare Ripa fit du chien l'attribut des personnifications de l'Investigatione, de l'Amiticia, de la Fideltà, de la Benignità et de la Guistitia33. Il n'y eut, à l'époque, qu'un pas à franchir pour étendre le concept de fidélité matrimoniale (d'ailleurs entretenu antérieurement par la Grèce antique qui sculpta ainsi le chien sur ses tombeaux comme gardien de la sépulture et de l'union matrimoniale34), au concept de foi chrétienne. Ainsi le chien de la Renaissance a-t-il accompagné dans leurs portraits et sur leurs tombeaux tant les époux que les ecclésiastiques35.

Attribut de l'Odorat et de la Prudence36, le chien fut aussi le compagnon de l'humaniste (plusieurs illustres penseurs auront témoigné une affection pour cet animal). Il symbolisa la sagesse et cet autre type de fidélité, l'application au travail de l'esprit37. Illustrent cette tendance, les portraits posthumes de Pétrarque (fin XIVe siècle), ou encore, le Saint Jérôme dans son étude de Dürer, gravure sur bois de 1514.

Paradoxalement, la représentation artistique des animaux, chiens inclus, allait souffrir de mépris pendant plusieurs siècles en Occident et être reléguée au dernier échelon dans la hiérarchie des genres parce qu'elle s'attardait à des êtres dépourvus d'âme. Selon Maurice Rheims : «L'auteur d'une pareille œuvre était considéré comme un tâcheron38.» C’était un peu l'opinion qu'on se faisait de toute la peinture dite de genre, laquelle s'arrêtait à des scènes de la vie quotidienne, où figurait bien sûr notre canis familiaris, compagnon de l'homme, symbole de domesticité. Le merveilleux portrait de La famille Woolsey, 1809, par le Canadien d'origine allemande von Moll Berczy, que possède la Galerie Nationale du Canada, en est un exemple. Le romantisme fougueux des Géricault, Delacroix et Barye, mentionnés plus tôt, a secoué les habitudes, accordant, reconnaissant, une personnalité individuelle aux animaux39, même une héroïcité, même si cette caractéristique fut toujours reflet de l'émotivité humaine. Voir Barye, Tigre dévorant un gavial, bronze, Musée du Louvre.

Le chien, objet d'investigation zoologique

Les Grecs et les Romains ont été parmi les premiers à rendre le chien avec un souci d’exactitude scientifique40 rappelant le naturalisme étonnant de certaines représentations animales primitives telles que l'impression des Cerfs qui traversent une rivière hors de laquelle sautent des saumons du Musée des Antiquités Nationales. (Notons que l'art de l'Extrême-Orient a devancé l'Europe dans la représentation naturaliste des animaux41.)

En Occident, il faudra attendre la curiosité du quattrocento, d'un Pisanello qui laissa tout un bestiaire en images d'une intelligente précision (Lévrier, dessin, Musée du Louvre). La tradition connut un sommet au XVIIe siècle avec les scènes de chasse et autres de l'Anglais George Stubbs, mais périclita au XVIIIe faisant plus tard rugir un Théophile Gauthier contre ces «lions académiques [...] ces tigres poncifs [...] ces caniches sculptés qui ont des perruques de marbre à la Louis XIV [...]42»

Utilisation du motif au XXe siècle

Depuis la fin du XIXe siècle, le motif du chien a été utilisé surtout pour ses qualités décoratives ou comme prétexte formel. L'on pensera aux compositions urbaines de Bonnard, ou à la Joconde de l'espèce canine, ce petit chien en laisse, Dynamisme d'un chien en laisse, toile de Giacomo Balla, 1912, Albright-Knox Art Museum. Ce motif fut réinvesti de son potentiel expressif durant les années 1950 par le Britannique Francis Bacon qui en fit le sujet de toiles d'une teneur surréaliste. Dans ce genre, voir Chien, huile de 1952 conservée au Museum of Modern Art, New York.

La réutilisation du chien pour ses connotations troublantes faisait son apparition au Canada à la même époque dans l'œuvre du peintre Alexander Colville, lequel n'a cessé d'en explorer la thématique. Son tableau Enfant et chien, également de 1952 (Galerie Nationale du Canada), en proposant une juxtaposition d'éléments contrastants, provoque chez le spectateur un net sentiment de malaise. Par rapport, aux œuvres de Colville, l'on a parlé de terreur psychique43.

Avec le retour de la figuration, depuis une dizaine d'années, comme mouvement postmoderne et de transavant-garde, s'est répandue l'utilisation du chien, et de l'animal en général, comme motifs, répondant en partie au désir de signifier l'existence autonome de la bête, son otherness (Meyers). Telle est la préoccupation des sculpteurs américains Anne Arnold et Nancy Graves. De cette dernière, voir ses Chameaux, œuvre multi-media, collection de la Galerie Nationale du Canada. D'autre part, des peintres tels que l'Italien Enzo Cucchi, et le Français Gérard Garouste, ainsi que les Américains Richard Bosman et Richard Mock, identifiés à cette Nouvelle Figuration, ont représenté le chien (loup) enragé, menaçant, connotant de toute évidence la bête primitive. L'exposition Beast: Animal Imagery in Recent Painting, 1982, tenue cette année-là au Project Studio 1 de New York, privilégiait ce courant44. L'affiche de Mock illustre bien ce regain d'intérêt dans le chien mythique, diabolique, Mock et Bosman situant l'animal, parfois sexuellement violent, dans un contexte urbain.

Au Canada, le motif du chien mythique a été particulièrement évoqué. Outre Colville, mentionnons un Vincent Sharpe qui, vers 1974-1977, exposait à Toronto des photographies de chiens enfermés dans des voitures, jappant, furieux, aux passants45. À sa suite, le sculpteur John McEwen adoptait le motif du berger allemand, alliant les connotations plus troubles à un constat de la présence autonome du chien. Tel est son Marconi, sculpture en acier de 1978, collection de la Galerie d'art de Winnipeg.

Pour McEwen et de nombreux autres artistes contemporains, dont Keith Haring aux É.-U., Landon Mackenzie, Stephen Schofield et Luc Béland au Québec, la représentation de l'animal et du chien, notamment, illustre une problématique Nature/Culture : peur de l'animalité qui sommeille en nous et nous menace, regret d'une nature animale qui nous est indispensable mais que nous aurions perdue (le lost animal self46). De Schofield, voir ses chiens forniquant se dévorant, sculptures en argile cuite.

Forts de cet aperçu historique, voyons maintenant comment agit Black & White to Full Color.

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© Les Éditions du Blé, 1985.

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