Chien – Page 4

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La problématique de l’installation

Meyer Schapiro a discouru sur la valeur expressive des éléments non mimétiques du signe iconique (le signe bidimensionnel surtout56. Il distingue champ de l'image et véhicule matériel. Les caractéristiques du champ comprennent la surface picturale (problématique du fond et du vide), ses limites (cadre, marge), les positions et directions (axes de lecture), le format (forme du champ, taille relative des motifs) et les systèmes perspectivistes (hiérarchique, optique-géométrique), tandis que le véhicule matériel, ou substance imageante, est composé des lignes et/ou taches d'encre ou de peinture, considérées selon leurs propres caractéristiques de taille, de direction, etc.

L'analyse de la présentation matérielle du corpus Black & White to Full Color, de la mise en scène de ses composantes dans la salle d'exposition, nous amènera, par le biais d'une discussion sur la dynamique de l'installation, à dégager le rôle signifiant de certains éléments non mimétiques du signe iconique tels que décrits par Schapiro – et à nous interroger sur l'apport d'autres particularités du corpus installé telles que le rapport bi- et tridimensionnalité, couleur / absence de couleur, unité/fragmentarité (donc ouverture) compositionnelles, fragilité/solidité des matériaux, mode de représentation classicisant / non-héroïcité du contenu.

À l'exposition traditionnelle où les objets-signes sont mis en montre dans un ordre purement fonctionnel de lecture harmonieuse des éléments, le concept actuel d'installation oppose la notion d'une mise en situation spatio-temporelle que dynamise et justifie, que complète, qu'élargit, le regard médiateur d'un interprétant. Selon Diana Nemiroff, la valeur de l'installation relève de son humanisme, de l'opportunité qu'elle offre au sujet regardant de prendre conscience de sa position dans l'espace et le temps57, donc de son existence. Chantal Boulanger parlera d'une dramatisation du moi58 : le spectateur promu à la fonction de participant.

Sans proposer une nouvelle définition de la spatialité, l'ensemble étudié invite l'observateur à faire l'expérience d'un passage, et d'une transformation, d'abord signifiés par le titre Black & White to Full Color (issu, l'avons-nous vu, au niveau autobiographique, du passage Toronto-Montréal) et vérifiables dans la dualité œuvres noires (sculptures), œuvres colorées (dessins).

Placée au premier plan sur le plancher, une Arche (porte de la ville dont elle est le symbole, ou porte d'une architecture) signale le lieu de démarcation59 entre l'espace réel du spectateur et l'espace virtuel, imaginaire, du représenté que devient le lieu d'exposition (en soi lieu réel), conviant le regardant au jeu, à sa propre entrée en scène. Voie d’accès et voie d'exit qui suppose une temporalité durant et grâce à laquelle s'effectuera la perception et l'appréhension de l'exposé60.

Évoluant à sa guise entre l'îlot (pénétrable) des objets tridimensionnels disposés sur le plancher, et les objets bidimensionnels tapissant les murs latéraux, le spectateur prend peu à peu conscience de sa physicalité, de sa taille humaine servant de seul barème réel pour signifier la disproportion qu'accuse la représentation des chiens: plus petits que nature dans les objets-sculptures, plus grands que nature dans les objets-dessins.

La position d'entre-deux de l'interprétant, de sa médiatité, se voit confirmée par son passage d'une fonction de regardant (les sculptures) à celle de regardé (notamment par le dessin du redoutable Terrier noir, démoniaque), provoquant chez lui une légère sensation de malaise. Accentue cette impression de dislocation, l'action de l'artiste qui, dans ses dessins, met en gros plan l'environnement du chien qui, par la taille démesurée de sa représentation, proportionnellement à ses dimensions naturelles, réduit le sujet interprétant à l'échelle naturelle de l'animal. Ce déséquilibre des proportions normales, et la fragmentarité même des éléments de l'environnement qui sont représentés, forcent et limitent l'interprétant à prendre une vision moins qu'humaine, plus instinctuelle qu'intelligible de la réalité.

La distinction moins engageante pour le spectateur entre l'espace réel et l'espace du représenté, que respecte l'exposition traditionnelle, se brouille ici par l'absence de ces outils de distanciation que sont les cadres et les socles. D'expliquer Schapiro, «le cadre appartient à l'espace du spectateur plutôt qu'à l'espace illusionniste, tridimensionnel, qui se creuse dans ses limites». Comme la photographie occupant toute la page d'un livre, l’absence du cadre souligne le caractère partiel de l'image, sa contingence. Selon Schapiro : «L'image semble arbitrairement isolée d'un ensemble plus vaste et introduite sans façon dans le champ visuel du spectateur.» Or, non seulement Gauthier n'encadre-t-elle pas ses dessins, mais elle les impose par leur taille à l'interprétant, privilégiant de surcroît une représentation en elle-même partielle de la réalité.

La perception de l'œuvre sculpturale se fait particulièrement problématique en ce que la tridimensionnalité de l'objet, en partant, prend place dans l'espace réel du spectateur, le socle servant à isoler. Présentant ses motifs-chiens sculptés (ils sont en fait modelés), sur/dans une représentation d'un fragment d'urbanité (trottoir avec clôture ou devanture d'édifice, etc.), Gauthier joue sur le concept du socle lui conférant une fonction de représentation au même titre que le motif du chien. À vrai dire, l'occupation de l'espace combien plus réel du plancher par les objets-sculptures serait peut-être plus signifiante sans l'emploi de ces «non-socles», lesquels soulèvent du plancher les motifs-chiens pour les retrancher dans un espace virtuel de représentation. Photographiés sans les socles, les motifs-chiens s'emparent plus aisément de l'espace ambiant61.

Toutefois, par phénomène de reconnaissance, de correspondance entre l'auditif et le visuel, la bande sonore reproduisant et simulant des jappements de chiens (sur fond de bruits de rue enregistrés), par la libre circulation du son, relie et confond les espaces du réel et du représenté, situe et actualise l'interprétant dans le lieu d'installation.

Schapiro nomme poésie de l'œuvre d'art les variations apportées à la structure formelle qui donne corps et matière. Les sémiologues parlent de la narrativité comme étant le discours du regard (lecture plastique de l'œuvre), ou le discours soutenu par la représentation. Pour Gauthier, la récurrence des formes, lignes et contours, outre la répétition des motifs (chiens, escaliers, demi-cercles, etc.), sert de principe unificateur. Sans histoire à raconter du type «Il fut un chien qui...», l’installation trouve son unité, sa dynamique formelle et thématique dans cette redondance ou répétition que décèle l'œil attentif du spectateur se livrant à un examen prolongé, à ses fonctions médiatrices d'interprétant (temporalité de l'expérience-passage que soutient l'enregistrement).

L'ironie

À la lecture de l'installation Black & White to Full Color, il se dégage de nombreuses ambiguïtés. Nous notions au niveau de la thématique que l'artiste, par les évocations contrastantes qu'elle permet, propose une vision globalisante, sans être totale, où co-existent et s'entrecroisent les forces diverses de notre univers, tant le fantasmatique que le banal et le quotidien, tant le sérieux que l'humoristique. Cette apparente contradiction injecte dans l'ensemble un caractère d'ironique distanciation.

Parmi les apparentes contradictions, ou ambiguïtés, nommons la non-narrativité (au sens d'une histoire racontée) de la thématique par exemple, alors qu'affluent symboles et métaphores; l'ouverture de la composition alors que la répétition des motifs et des formes en assure l'unité. Il y aurait aussi à souligner le jeu espace réel / espace du représenté; l'apparente solidité des sculptures (petites, mais faites d'argile et de bois) contre la fragilité des dessins (grands supports de papier-matière vulnérable – mis à nu au mur); ainsi que le caractère potentiellement autonome, traditionnel, des objets exposés, contre leur intégration à un ensemble dit installation qui, dans le contexte actuel, se veut catégorie artistique en soi.

Mais plus signifiant encore est l'intention ironique que l'artiste reconnaît, au niveau du discours qu'elle entretient sur son œuvre, dans l'arabesque des chiens pissant. Pour elle, ces pattes levées renvoient aux petites danseuses de Degas62! L'ironie se fait plus mordante lorsque nous considérons que la danse aurait évolué à partir d'une simulation rituelle par l'homme primitif des mouvements et gestes de l'animal63. Baudelaire, quant à lui, voyait l'arabesque même, ce mouvement décoratif dans l'espace, comme une abstraction du chaos des éléments disparates de l'univers. L'arabesque se présenterait alors comme le symbole de la rythmique qui retient tout de même entre eux ces éléments64.

Pour Lévi-Strauss, tout art serait spécifiquement une prise de possession de la nature par la culture65. Combien ironique alors ce geste de chien pissant que Gauthier nous présente, boutade, réelle vengeance de la Nature (sujet signifié) sur la Culture, ici l'œuvre d'art (sujet signifiant).

L'artiste ajoute à l'ambiguïté en privilégiant un mode de représentation classicisant (ses sculptures sont fidèles à la représentation volumétrique dans l'espace; ses dessins, à la perspective optique-géométrique du champ pictural, et au grand format) pour rendre une réalité apparemment non héroïque : non seulement l'artiste s'intéresse-t-elle au simple chien domestique, mais elle s'arrête au chien de rue, capté vaquant à ses petites affaires canines (mises en situation plutôt qu'événements ou moments identifiables, si ce n'est l'action de pisser).

L'audace frappe le spectateur d'autant plus que l'artiste n'enjolive pas (les dessins, par exemple, d'un vernis de gestualité picturale fort prisé dans certains milieux du champ de production artistique actuel) mais exhibe, sans artifice et avec un réel plaisir de faire, de manipuler les matériaux (érotisme de l'acte créateur), une franche sexualité, organes génitaux parfois bien en vue. Ceux parmi les chiens qui s'exécutent (soulignons qu'il s'agit d'une minorité malgré l'impression générale qu'on en retient : quatre chiens sculptés sur les six, seulement deux chiens dessinés sur les neuf) se livrent à leurs fonctions naturellement, par instinct. Agissent de façon plus détournée, plus ironique, ces queues de chiens, toujours dressées, ouvertes même à leur extrémité dans le cas des œuvres tridimensionnelles, dont les connotations sont indubitablement phalliques. Opérant au niveau du subconscient, l'artiste éveille ainsi chez le regardant le sentiment (le souvenir) d'une animalité primitive, d'ailleurs propre à tout être humain.

Conclusion

Le regard discursif que nous avons posé sur l'ensemble Black & White to Full Color nous aura permis de constater les divers niveaux de fonctionnement d'un système signifiant, et du corpus en particulier. À la suite de Panofsky et des sémiologues de l'art, nous avons considéré les objets bi- et tridimensionnels composant le corpus comme des images-signes, chaque image étant constituée de motifs qui en eux-mêmes peuvent avoir fonction signifiante, donc de signe.

L'image-signe, au niveau de son potentiel analogique de représentativité du réel, prend caractère soit d'icône, ou d'indice, ou de symbole, les signes opérant souvent de façon composée.

L'ensemble Black & White to Full Color devient donc un système de signes, système associatif dit syntagme, bien que le principe de redondance (de répétition) assurant son unité, sa lecture, semble le relier davantage au paradigme.

Renvoyant à un signifié chien-urbanité, lequel renvoie à des référents de l'univers naturel/réel, les composantes du corpus agissent comme signes iconiques, cependant que l'analogie (l'iconicité), reposant sur un encodage tant de structuration que de déchiffrement, ouvre sur un signifié non seulement de désignation, de dénotation, mais aussi, et c'est son intérêt pour nous, sur une signification connotée, univers de symboles et de métaphores, c'est-à-dire de culture, lequel ramène le signe au contrat social qui le soutient.

Appliquant cette théorisation au corpus, nous avons dégagé du signifié chien-urbanité, pris à son tour comme signifiant, une thématique relevant du symbole du canis famliaris, fidèle compagnon de l'homme, son guide et protecteur : Le chien, ici banalisé par son insertion dans un environnement urbain (contemporain), ne conserve pas moins dans son animalité, d'ailleurs contrainte par la mise en situation urbaine, ses connotations mythiques de chien-loup primaire, associé au surnaturel, aux pulsions troublantes de l'expérience humaine.

La dualité Animal/Ville soulève pour sa part une problématique Nature/Culture qui va au cœur des préoccupations actuelles. L'originalité de Suzanne Gauthier, parmi les artistes, est de proposer une vision globalisante des multiples forces de l'univers, c'est-à-dire qu'elle rallie volontiers les polarités de l'Ordre et du Chaos, sans toutefois prétendre dogmatiquement à la totalité, à l'encyclopédisme.

Discutant des particularités de l'installation comme structure de présentation, nous étions amenés à voir le corpus comme conviant le spectateur à entrer en scène, à assumer un rôle de participant, de médiateur, par son activité réflexive et sa physicalité. L'Arche, voie métaphorique d'accès et de sortie, connote la spatio-temporalité de l'expérience à faire, passage, mouvement d'ailleurs signifié par le titre même du corpus, et soutenu par l'enregistrement accompagnateur.

L'ambiguïté opérant à tous les niveaux de la représentation et de la thématique (binarités espace du spectateur / espace du représenté, bi- et tridimensionnalité, couleur / non-couleur, dimensions plus petites / plus grandes que nature, universalité du contenu / autobiographie, banalité (et humour) des situations / associations mythiques possibles, classicisme de représentation / non-héroïsme général du représenté, jappements réels/simulés, ainsi que prise de possession Nature/Culture et Culture/Nature) confère à l'ensemble un fond d'ironie, de distanciation qu'amplifie un réel plaisir de faire dont témoignent les objets constituants.

Résolument postmoderne par ses caractéristiques d'ambiguïté, de fragmentarité, d'ouverture, d'ironie, de sensualité, d'érotisme, l'installation Black & White to Full Color invite à une pluricité de lectures qui en livrent toute la complexité et la pertinence.

Page 5 – Notes et Bibliographie

© Les Éditions du Blé, 1985.

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