Les «autres» artistes du Carré Saint-Louis
Bernard Mulaire (membre de la SHP), Bulletin de la Société d'histoire du Plateau-Mont-Royal, vol. 15, no 1-2 (printemps-été 2020), p. 36-37.

Raconter l’histoire du Carré, ou Square, Saint-Louis mène nécessairement à évoquer les célébrités qui ont vécu tout autour. Du poète Émile Nelligan à l’Immortel Dany Laferrière, en passant par la pasionara Pauline Julien, le poète national Gaston Miron, le dramaturge et romancier Michel Tremblay et combien d’autres, on retrace ainsi d’importants échelons de l’histoire culturelle du Québec.
Le Carré Saint-Louis, toutefois, n’a pas été seulement le petit parc rectangulaire et les maisons victoriennes qui l’ont entouré, mais aussi les rues avoisinantes, en fait le quartier au complet. Dans des articles précédents, j’ai écrit sur la peintre Pauline Morier qui a habité ces rues; sur le sculpteur Robert Prenovault qui a occupé le terrain vague devenu le prestigieux 333 Sherbrooke Est; et sur la peintre Céline Boucher, élève de l’École des beaux-arts. Boucher a habité sur la petite rue Rigaud du côté sud de l’Institut de l’hôtellerie et puis à l’angle sud-est des rues Sherbrooke et Saint-Denis (voir les bulletins de la SHP, été 2012, automne 2013 et printemps 2019).
Ces artistes ne représentent qu’une infime partie des créateurs qui ont contribué à la magie du Carré Saint-Louis.
Jeune artiste moi-même, je me souviens comment le quartier m’a paru durant les années 1960 comme un véritable Montmartre – n’y a-t-il pas aujourd’hui un ensemble immobilier non loin sur Sherbrooke appelé Le Montmartre?
Les anciennes résidences bourgeoises du quartier, transformées en maisons de chambres, avec leurs tourelles, souris et cafards, offraient aux jeunes créateurs un tremplin propice aux découvertes.
La rue Laval, notamment, a connu d’innombrables artistes en tout genre. Outre Morier, nommons la peintre, historienne de l’art et écrivaine Luce Raymond qui enseignera plus tard au cégep de Joliette, son collègue le dessinateur Dominique Dion, l’architecte Jean-Louis Beaulieu, concepteur des stations de métro Angrignon et Snowdon, la sculptrice Andrée Pagé et, apparemment, le peintre Lucio De Heusch.
Le pédagogue en arts visuels Bruno Joyal, retraité de l’UQÀM, a habité la maison à l’angle nord des rues Laval et Prince-Arthur, où l’on répertorie aussi durant les années 1970 le pianiste et guitariste Norman Dugas et la chanteuse Suzanne Jeanson, tous deux originaires du Manitoba. Combien de leurs compatriotes ont frappé à leur porte, guitare à l’épaule, tous mus par l’espoir de faire carrière au Québec? Nommons ainsi Dennis Connelly et Louis Dubé qui se sont produits dans les boîtes à chansons, entre autres Les 2 Pierrots dans le Vieux-Montréal.
Norman Dugas a contribué claviers et percussions aux spectacles des chanteurs-compositeurs Daniel Lavoie, Pierre Létourneau, Lise Cousineau (des Alexandrins), laquelle fait aujourd’hui carrière à New York, et Daniel DeShaime. Retourné vivre à Winnipeg, Dugas s’est taillé une réputation enviable comme spécialiste du son. Suivra Gilles Boulet, coordonnateur de tournées (il supervisera la construction des décors de Céline Dion à Las Vegas).
La petite colonie des Franco-Manitobains, à l’instar des autres, se connaissait et s’entraidait. Dugas se souvient d’avoir transporté dans sa fourgonnette les grandes toiles de Pauline Morier, de galerie en galerie. Ah! La bohème que les moins de vingt ans ne peuvent pas connaître!
D’autres noms surgissent dans les mémoires. Céline Boucher mentionne des professeurs de l’École des beaux-arts et de l’UQÀM, tels le peintre René Chicoine qui amenait ses élèves faire du dessin d’observation au Carré Saint-Louis, et la pédagogue Irène Sénécal, tante de l’historienne de l’art Suzanne Lemerise. Le peintre Bernard Benny habitait sur la rue Sherbrooke, côté sud, à l’ouest de Saint-Denis.
Céline Boucher apporte une importante nuance : les célébrités que l’on associe au Carré étaient tous écrivains, cinéastes, chanteurs, comédiens. Hormis Bruno Joyal et René Chicoine, ainsi que le cinéaste Gilles Carle, graphiste de formation, les artistes en arts visuels ont plutôt habité les rues à proximité du Carré.
Les artistes en arts visuels formaient une caste à part, moins bien vue que celle des littéraires. On comprendra donc le choc que le peintre Paul-Émile Borduas et les cosignataires de Refus global ont causé, eux les artisans du visuel, barbouilleurs au mieux, dans le monde intellectuel du Québec au tournant des années 1950.
Les barbouilleurs se rassemblaient d’ailleurs à la mythique taverne La Hutte Suisse sur la rue Sherbrooke, située en biais sud-ouest de l’École des beaux-arts. On voyait là aussi le poète Gaston Miron, déclamant comme à son habitude.
Qui dit artistes de nos jours entend aussi des créateurs qui autrefois ne se voyaient pas comme tels. C’est le cas du graphiste Pierre Foisy dont l’atelier se trouvait au 217 Prince-Arthur, immeuble connu pour la buanderie chinoise qui en occupait le rez-de-chaussée. Foisy considère qu’il effectuait « un travail de graphiste qui n'avait rien d'artistique puisqu'il était axé sur la communication d'activités politiques, sociales ou culturelles et prenait les formes de dépliants, circulaires, revues et affiches ». Qu’à cela ne tienne, maintenant que les métiers d’art et les arts plastiques s’entremêlent, son activité témoigne de la créativité qui a marqué l’histoire du Carré Saint-Louis. On peinera aujourd’hui à retrouver pareille effervescence.
Note
L’auteur remercie Céline Boucher, Norman Dugas, Pauline Morier, Pierre Foisy et Luce Raymond pour les renseignements qu’ils lui ont fournis.
Photos

© SHP et Bernard Mulaire, 2020.
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