Les protagonistes
Serge Chapleau et Terry Mosher, alias Aislin, sont tous deux caricaturistes à Montréal, le premier à La Presse, le second au quotidien The Gazette.
Né dans la métropole en 1945, Serge Chapleau a obtenu son diplôme de l’École des beaux-arts de Montréal en 1969. Il s’est fait remarquer en 1971 comme caricaturiste de vedettes à l’hebdomadaire Perspectives, puis, de 1975 à 1977, au Montréal-Matin, dans le Week-End Magazine, à L’actualité et à Nous. En même temps, il créait des marionnettes en 3D pour la télévision. Suivront Le Devoir (1985), le Matin (1987), 7 jours (1989-1992), puis retour au Devoir (1991), avant d’entrer à La Presse en 1996. Ses dessins portent surtout sur la politique québécoise et canadienne. En 1997, il obtenait le National Newspaper Award, catégorie Editorial Cartooning, décerné annuellement par le Toronto Press Club. Le caricaturiste a publié plusieurs recueils de ses dessins qui connaissent une grande popularité.
Serge Chapleau a fait un peu de tout (il a même chanté avec Plume Latraverse) et à l’automne 1998, il anime une émission d’improvisation à la télévision d’État, Kamikaze.
Terry Mosher, pour sa part, a vu le jour à Ottawa en 1942. Diplômé de l’École des beaux-arts de Québec en 1967, il commença au Montreal Star en 1969, puis se fixa à la Gazette en 1972. Pigiste, il collabora à diverses publications : The Atlantic Monthly, Harper’s, The National, Time, The Washington Star, The NewYork Times et Punch. Il a touché à l’actualité tant canadienne qu’internationale. En 1977 et 1978, il se méritait le National Newspaper Award en caricature éditoriale et, à cinq reprises, fut lauréat au Salon international de la caricature, à Montréal. Dès 1985, il était admis au Canadian News Hall of Fame et, au cours des ans, il a publié quantité d’ouvrages à titre de caricaturiste et d’illustrateur.
Terry Mosher est une institution. Dès 1975, il s’est imposé comme une autorité sur le sujet de la caricature éditoriale en réalisant avec Peter Desbarats, pour l’Office national du film, le documentaire The Hecklers – Two Centuries of Canadian Political Cartooning. Les deux collaborateurs signèrent par la suite un historique de la caricature éditoriale tiré de leurs recherches, intitulé The Hecklers (19791). Cet ouvrage demeure une référence. Plus récemment, Terry Mosher a animé une émission radiophonique Aislin’s Alley au poste CJAD de Montréal, où il recevait des personnalités de l’heure.
Quant au Musée McCord, organisateur de 1’exposition, sis rue Sainte-Catherine Ouest, il doit sa fondation à la prévoyance de l’avocat et collectionneur David Ross McCord qui, en 1919, fit don de son imposante collection d’objets canadiens à l’Université McGill, institution qui, par la suite, mit sur pied le Musée.
Né dans une famille d’origine irlandaise, le fondateur affichait une grande ouverture d’esprit. En effet, se refusant à l’idée d’un musée national «anglais», il entrevit pour son institution une vocation bilingue, c’est-à-dire que chaque objet allait être désigné dans les deux langues. Lui-même se consacrait, comme il l’écrivit, à «l’union des deux races2».
Le Musée McCord d’histoire canadienne est autonome maintenant, quoique encore relié à l’Université McGill3, et il se décrit comme «un musée public à vocation d’enseignement et de recherche, consacré à la préservation, l’étude, la diffusion et la mise en valeur de 1’histoire du Canada». À cette fin, son mandat comprend, en plus de la préparation d’expositions, la publication de «travaux relatifs à ses collections et ses domaines de compétence4».
L’exposition Aislin-Chapleau
L’exposition Aislin & Chapleau Caricatures était le fruit d’une collaboration regroupant personnel du Musée et contractuels5.
La caricature comme sujet n’a rien de surprenant pour le Musée qui en compte environ 15 000 parmi les 56 000 œuvres dans ses collections. Certaines ont même été acquises par le fondateur qui y voyait un témoin de l’histoire contemporaine, mais le Musée n’avait pas encore consacré une exposition entière à des caricatures, ni à des caricaturistes.
Le projet d’une mise en parallèle Aislin-Chapleau est survenu en décembre 1996, lorsque Serge Chapleau donna au Musée 759 de ses dessins produits entre 1971 et 1994, à l’instar de Terry Mosher qui y dépose ses œuvres depuis 1983. À l’été de 1997, le Musée comptait déjà plus de 2 500 dessins d’Aislin.
De ces fonds, Jean-Pierre Desaulniers, concepteur de l’exposition (et professeur en communications à l’UQAM), retint 170 œuvres de Chapleau, réparties entre 1990 et 1997, et 170 d’Aislin couvrant sa production depuis 1969 jusqu’à 1997. La majorité des œuvres d’Aislin, soit 116, provenaient toutefois de sa production des années 90. Comme le Musée, on peut donc parler, grosso modo, d’un regard sur l’actualité de la dernière décennie – commentée par cet assemblage de 340 œuvres, dessins originaux et reproductions photographiques.
En plus de panneaux biographiques et de jeux pour les enfants, l’exposition était agrémentée de reconstitutions des lieux de travail des caricaturistes, chacun avec ses objets fétiches. Ainsi, dans le “bureau-atelier” de Chapleau, on pouvait voir quelques-unes des marionnettes qu’il a faites pour la télé, ses Gérard D. Laflaque et non moins célèbres Robert Bourassa, Brian Mulroney, Jacques Parizeau et Jean Chrétien. Dans celui de Terry Mosher trônaient une bibliothèque et un grand portrait-charge de lui fait par un ami. Vers l’arrière de la salle, deux téléviseurs diffusaient des enregistrements vidéo par lesquels les caricaturistes présentaient chacun son compère, chacun dans sa langue propre. Et, enfin, dans une vitrine, quelques caricatures anciennes tirées de la collection du Musée. Nul besoin d’ajouter que, pour l’ensemble, l’installation était impeccable, véritable signature du Musée. Une ombre au tableau : l’absence d’un catalogue d’exposition – tout au plus y avait-il des listes des œuvres exposées, brièvement annotées, à consulter sur place.
Le parcours de l’exposition offrait ceci d’original qu’il présentait les deux corpus en deux sections distinctes et communicantes, Chapleau à gauche, Aislin à droite, chacune avec son entrée. En français pour Chapleau, en anglais pour Aislin. Au visiteur de choisir selon ses affinités. Dans les sections, les écriteaux s’adressaient au visiteur dans les deux langues. Bilinguisme assuré donc, en commençant avec le titre de l’exposition, Aislin & Chapleau Caricatures (même si, à vrai dire, ce titre ne fonctionnait vraiment qu’en anglais sur le plan syntaxique).
Malaise du Musée
Qui dit bilinguisme ces temps-ci dit souvent terrain miné et, comme de fait, par son avertissement aux entrées, qui se voulait rigolo («fous rires» au menu), tout en insinuant que nous risquions «colères» et «indignations», le Musée trahissait son inquiétude devant un projet potentiellement explosif. Comme il vaut mieux prévenir que guérir, le Musée avait pris soin de prévenir ses membres dans le bulletin McCord6 de la façon suivante : «Avis aux visiteurs : le Musée ne se tient responsable ni des fous rires ni des rancœurs que sa nouvelle exposition pourrait déclencher.» Le Communiqué de presse du 21 mai 1997 parlait d’«ajouter du piquant à l’été montréalais».
Mettre en parallèle deux caricaturistes éditoriaux représentatifs de la presse de langue française et anglaise de Montréal, dans un contexte de frictions linguistiques et constitutionnelles qui s’éternisent, était à tout le moins audacieux. Bon joueur sur le plan des relations entre les «deux races» (héritage du fondateur), le Musée allait devoir puiser à des réserves ingéniosité pour y parvenir – sans réussir l’exploit.
À n’en pas douter, Chapleau et Aislin comptent parmi les caricaturistes les plus en vue de Montréal et le Musée joua cette carte pour les présenter, réputations que la presse a reconnues. La Gazette7 y alla d’un «two of Canada’s most popular and accomplished political cartoonists» (deux des caricaturistes éditoriaux les plus populaires et doués du Canada) et le Globe and Mail8 de Toronto, d’un «two of Quebec’s and Canada’s most distinguished cartoonists» (deux des caricaturistes les plus remarquables du Québec et du Canada).
Qui plus est, les deux sont des amis depuis 25 ans. En effet, ils ont presque le même âge et se rencontrent régulièrement. Belle connivence que le Musée mit en relief, entre autres dans les vidéos de présentation réciproque et qui, jusque dans leurs dessins, malgré leurs différences d’appartenance linguistique et culturelle, fait que parfois «leurs pensées se rejoignent et se complètent». Si semblables que «Les deux font la paire» de titrer le bulletin McCord, et de renchérir Serge Chapleau, en fin de journée, les deux partagent le même désir : ranger ses pinceaux et entrer chacun chez soi.
Ce territoire communément partagé devint, on s’en aperçoit, le sujet d’une stratégie à déployer, et qui se résolva par le parcours binaire avec les vidéos au centre. Carol Pauzé, chargée de projet au Musée, l’avoua à la Gazette [traduction] : «Nous voulions montrer comment ils diffèrent, mais qu’en fin de compte, on réalise qu’on n’est pas si différents que ça l’un de l’autre.» Et elle terminait avec soulagement : «Phew!»
Cet enchevêtrement de correspondances pouvait laisser croire à une équivalence englobant 1’ensemble des corpus exposés et que, de toute façon, malgré leur côté cinglant, dixit le Sommaire des expositions (Musée McCord, 05-09-97), le visiteur devait s’en remettre à l’«interprétation personnelle de la société dans laquelle [les deux caricaturistes] sont inscrits». Pas très dangereux donc, intimait-on, surtout que, selon le Musée, Chapleau et Aislin emploient l’«auto-dérision», et que «lorsqu’ils se moquent, le font d’eux-mêmes et de leurs semblables» (affirmations qui auront sans doute laissé pantois plus d’un visiteur, car en dehors des témoignages personnels, les deux utilisent la caricature éditoriale pour toute raison autre que de se moquer d’eux-mêmes).
En plus de souligner les liens d’amitié, le McCord insista au préalable que «chez l’un comme chez 1’autre, ni haine, ni fanatisme : ces deux-là ne nourrissent pas l’antagonisme entre francophones et anglophones, estimant que le fait de dénoncer la bêtise leur donne déjà ample matière à création». The lady doth protest too much, methinks (La dame fait trop de protestations, me semble-t-il9). Car, disons-le tout de suite, on trouve chez Aislin un acharnement à combattre le souverainisme, digne des Galganov et autres «Pit-Bill» Johnson. Alors de quelle «bêtise» parlons-nous? Il faudra 1’élucider.
Puis, cerise sur le sundae, le pont entre ces deux univers, toujours selon le Musée? L’humour : «Envisagée [l’exposition] comme un lieu de rapprochement où 1’humour est le trait d’union entre deux cultures», précisait le Sommaire des expositions, faisant écho à «Doublement drôle!», un article publié dans le McCord où 1’on concluait à «un éloge discret à la tolérance».
Enfin, autre trait d’union souhaité par le Musée : le volet des caricatures historiques.
Malaise des médias et du public
Devant tant de gymnastique relationnelle, les médias ne perdirent pas totalement leur latin. À preuve, même si elle réserva à 1’exposition un accueil chaleureux, la presse ne manqua pas de titrer ses comptes rendus de la façon suivante, par exemple «Deux caricaturistes distincts» (La Presse10), «Two solid dudes» (deux mecs solides = jeu de mot sur la sempiternelle solitude) (The Gazette11), et «Satirical solitudes» (The Globe and Mail12).
Chacun releva les oppositions entre les visions distinctes de la société sur les sujets incontournables (questions linguistiques et d’unité nationale), thématique que le Globe and Mail exprima avec éloquence : «vicious language battles and mind-numbing cultural gridlock» (batailles linguistiques féroces et impasse culturel assommant), ou encore «the unending madness that enmeshes the political and social lives of Quebeckers» (la folie sans fin qui embrouille la vie politique et sociale des Québécois)13.
Au vernissage, le concepteur Jean-Pierre Desaulniers ricanait (en parlant du parcours) qu’il n’y avait pas de sortie («There is no exit»). Ce à quoi le reporter du Globe and Mail répliqua, en appuyant les velléités pacifistes du Musée [traduction] : «Deux entrées séparées. Parfois la sortie, c’est la tolérance.»
Certains visiteurs ne surent comment réagir face au malaise que provoqua chez eux cette ambiguïté. Pour quiconque prend parti dans le débat politico-linguistique, comment en effet s’abandonner à ce festival de 1’humour et de la tolérance? Face à l’un des intervenants (Aislin) qui attaque inlassablement les positions qui vont au cœur de la démarche identitaire des Québécois francophones? Et tout cela, chez le même Aislin, dans une imagerie et un dessin souvent rebutants? Par contre, chez Chapleau, ces mêmes visiteurs trouvaient spontanément une expression qui leur semblait vivace, élégante, sûrement mordante, mais presque toujours drôle. Devaient-ils embrasser à leur tour la thèse de 1’équivalence? Même au prix de renier leurs convictions les plus profondes?
Par exemple, une dame, observée en flagrant délit de partage, affirmait en anglais dans le cahier d’Aislin (en citant Shelley) : «A truly fine example: the demagogue Chapleau v.s. the pedagogue Aislin! Hail to thee, Blythe spirit!» (Un exemple parfait : Chapleau le démagogue c. Aislin le pédagogue! Je te salue, esprit joyeux!) Et cette même dame d’écrire en français dans le cahier de Chapleau : «Deux portraits distincts : Chapleau illustre sa perception de la politique québécoise. Cependant Aislin illustre la réalité menaçante et terrifiante d’une société xénophobe.» Ouf!
Didactique : catalogue ou tee-shirts?
Comme on peut le constater, l’étalage des bons sentiments auquel le Musée se livra ne convainquit pas tous les visiteurs. Les esprits plus critiques regrettèrent que le Musée, qui a mandat de faire connaître l’histoire du Canada (de réconcilier les «deux races», selon les souhaits du fondateur), n’ait pas assumé la controverse possible et n’ait pas cherché à la désamorcer dans les pages d’un catalogue digne du nom. En effet, l’occasion lui était donnée de produire, en marge de l’événement, une étude qui eut examiné les principales facettes de la problématique (contexte historique, politique, social, ramifications contemporaines, contextualisation de la caricature éditoriale, mécanismes de l’humour).
À la boutique du Musée, on offrait des cartes de souhaits et des tee-shirts illustrés d’œuvres des exposants ainsi que certains de leurs recueils de dessins, mais rien de cela ne constituait une documentation pertinente. Le numéro d’été 1997 du bulletin McCord, quoique léger, aurait satisfait plus d’un visiteur, moyennant l’échange de quelques dollars, mais le Musée l’avait publié exclusivement pour ses membres. Sans doute était-ce là le «tête-à-tête avec 1’histoire» que le Musée promet dans sa publicité.
On répliquera qu’il y avait des visites guidées. En effet, selon le Communiqué du Musée, les groupes d’étudiants, d’adultes et d’aînés pouvaient se prévaloir, sur réservation, d’un itinéraire guidé, où des bénévoles parlaient, semble-t-il, «des exigences du métier de caricaturiste, de l’inspiration, de la hantise de la page blanche, et de la censure». Les guides abordaient aussi «des thèmes tels les différents genres d’humour (satire, ironie, farce, etc.) et l’évolution de la caricature au Canada». Mais, comment les individus, travaillant de 9 à 5, pouvaient-ils se greffer à ces groupes? Les dimanches, nul bénévole en vue. Aux visiteurs insatisfaits de se débrouiller tout seuls14.
Éclairage du contexte historique
La publication d’un catalogue aurait grandement contribué à la réflexion des visiteurs, car elle aurait été l’occasion pour le Musée de situer l’aspect controversé des œuvres exposées dans le contexte historique de la caricature éditoriale québécoise et canadienne. Les quelques caricatures anciennes réunies n’effleuraient même pas les contours de cette problématique. Prétexte à montrer 1’importance de la caricature éditoriale dans les collections du fondateur David Ross McCord, elles illustraient 1’œuvre de trois pionniers seulement, le colonel-brigadier George Townsend (1724-1807), John Henry Walker (1831-1899) et Henri Julien (1852-1908).
Townsend, reconnu comme le premier caricaturiste du Québec, a laissé le souvenir de son impertinence envers son commandant, le général Wolfe. Le McCord montrait de lui un croquis dans lequel trois personnages dont Wolfe planifient de se partager le butin féminin après la prise de Québec. Une couverture de la feuille humoristique Grinchuckle illustrait les talents de son fondateur, Walker, alors que Julien était représenté par des pages de son recueil de dessins des politiciens de son temps, By-Town Coons. Mince échantillonnage.
Or, une simple consultation de l’historique préparé par Terry Mosher et Peter Desbarats, The Hecklers, ainsi que de 1’étude de Nicole Allard, publiée à l’occasion de l’exposition du Musée du Québec, Jean-Baptiste Côté, caricaturiste et sculpteur (199615), nous apprend que les rivalités francophones/anglophones et les débats politiques ont depuis toujours inspiré la caricature éditoriale au Québec. Celle-ci a même fait son apparition sous forme d’estampes, et dans la presse, pour servir de propagande dans ce type de débats.
Une première effervescence se dessine autour de la rébellion de 1837-1838 et de l’Acte d’Union des deux Canada (1841), culminant avec l’incendie du parlement à Montréal en 1849, à la suite d’indemnisations proposées à l’intention des victimes francophones de 1837-1838.
Plusieurs feuilles satiriques, éphémères, parurent durant les années 1840; puis d’autres encore après l’établissement du parlement du Canada-Uni à Québec entre 1859 et 1865. La période préconfédérale raviva les craintes de 1’assimilation chez les Canadiens français. Ces remous incitèrent, en partie, le sculpteur Jean-Baptiste Côté (1832-1907) à s’improviser caricaturiste. Son activité donna lieu à 545 gravures répertoriées, publiées entre 1859 et 1868 dans des feuilles comme La Scie, La Scie illustrée et L’Électeur, dont il fut copropriétaire. Plus tard (1885), l’affaire Riel mobilisa les talents des caricaturistes, notamment ceux du Torontois J. W. Bengough (1851-1923).
En tenant compte de cela, une telle mise en contexte aurait donc servi à souligner l’historicité des tiraillements entre francophones et anglophones et la relation intrinsèque de ces tiraillements avec la caricature éditoriale québécoise.
L’humour et la réconciliation : une fausse prémisse
Autre grande faiblesse de 1’exposition : la prémisse, fausse, que l’humour servait de trait d’union, comme si caricature éditoriale (petit dessin aux traits exagérés) égale nécessairement humour. Bien sûr, l’humour pouvait être au rendez-vous, mais on conviendra qu’en tout temps il repose en grande partie sur la culture, les connaissances, les partis-pris, les tabous de chacun. Certaines choses sont intemporelles, universelles, mais d’autres sont indissociables de leur époque et de leur société. À preuve, combien de caricatures québécoises et canadiennes du XIXe siècle font encore rire?
Un jury établi en 1983 pour choisir les œuvres figurant dans le recueil Best Canadian Political Cartoons16, et dont faisait partie Robert La Palme, fondateur et directeur du Salon international de la caricature de Montréal, avait opté pour les critères suivants : «critical comment, humour, and artistic merit» (commentaire critique, humour et valeur artistique). L’aspect critique de la caricature prédominait don pour les membres du jury. Même que, selon Raymond Morris, professeur de sociologie à l’Université York, à Toronto, beaucoup de caricatures éditoriales ont un côté humoristique, mais une minorité importante n’en a pas17. À son avis, s’attarder à l’aspect humoristique aurait nui à son questionnement «Pourquoi s’en prendre aux politiciens?»
Une analyse faite à partir de cette base-là (commentaire critique d’abord, suivi de 1’aspect humoristique et de la valeur artistique du dessin – certains, comme nous le verrons plus loin, accordent la primauté à la valeur artistique ou sa qualité plastique en tant que seul élément qui puisse transcender le temps) donne les véritables clefs de l’exposition. La révélation : tout oppose Chapleau et Aislin.
Aislin et la portée critique, du heckler au smart aleck
Vues sous l’angle de la portée (ou de la force du commentaire) critique, les œuvres d’Aislin acquièrent une légitimité. Le caricaturiste est obsédé, en effet, par l’idée de la force critique de la caricature éditoriale. Dans son enregistrement vidéo, à 1’exposition, il insistait, entre autres, parmi les qualités des œuvres de son collègue Chapleau, sur leur capacité à susciter des discussions. Selon Terry Mosher, on juge d’un bon caricaturiste par la réaction, les discussions qu’il provoque. D’après ce critère, «Chapleau’s right up there with the best» (Chapleau compte parmi les meilleurs).
L’un des souvenirs les plus chers de Terry Mosher est la controverse qu’un de ses dessins causa un jour à la Chambre des communes. «Ce fut le plus beau jour de ma vie!» lit-on dans le bulletin McCord. Son plus grand plaisir : «quand le téléphone, le télécopieur, le courrier électronique se mettent à crépiter», en réponse à l’une de ses œuvres. Une réaction vive des lecteurs, pour ou contre, devient pour lui 1’objectif que le caricaturiste professionnel doit atteindre, confiait-il dans la préface du volume The Hecklers. Mosher martelle aussi l’importance de protéger sa liberté de création face à 1’équipe éditoriale du journal, fuyant même ses réunions. Il lui est primordial de ne pas être influencé.
L’idée de la force de frappe et de la liberté d’expression agit d’ailleurs comme un leitmotiv dans The Hecklers, les auteurs rendant hommage aux figures marquantes qu’ont été à ce chapitre les Jean-Baptiste Côté, J.W. Bengough et, plus près de nous, Robert La Palme (1908-1997) ainsi que Duncan Macpherson (1924-1993), caricaturiste du Toronto Star. C’est au Devoir, durant les années 50 que La Palme s’affranchit de toute directive éditoriale, liberté qu’il exerça avec acharnement contre le régime de Maurice Duplessis. Au Canada anglais, la palme revient à Duncan Macpherson, un as de la caricature éditoriale canadienne, qui revendiqua la même liberté que celle accordée aux collaborateurs attitrés du journal. Fini le jour où les caricaturistes illustraient l’éditorial. Ses charges contre les Pearson, Diefenbaker, Stanfield et autres Trudeau sont demeurées des pièces d’anthologie.
Terry Mosher a suivi dans les traces de ces caricaturistes, notamment celles de Duncan Macpherson, comme le souligne Peter Desbarats dans The Hecklers. Un autre modèle aura été pour lui Bob Bierman, du Victoria Times, qui en 1979 remporta une cause en diffamation que lui avait intentée le premier ministre de la Colombie-Britannique, Bill Vander Zahn, qui s’était fait écorcher dans une œuvre de Bierman. Jusque dans les années 80, encore, on considérait que les caricaturistes canadiens jouissaient ainsi d’une liberté d’expression supérieure à celle de leurs confrères étatsuniens.
Selon Serge Chapleau, «la notoriété [dont jouit le caricaturiste] permet de pousser le mordant du dessin un peu plus loin18». C’est en outre le message que livre The Hecklers, qui donne comme exemples La Palme, dont les dessins contre Duplessis devinrent de plus en plus féroces, et Macpherson, qui se décrivait comme appartenant à 1’école du journalisme des coups de coudes («elbow smash school of journalism»).
Macpherson, poursuivent les auteurs de The Hecklers, était un iconoclaste, qui procédait par réaction, de façon viscérale. Pas surprenant que ses lecteurs, d’abord peu habitués à ce type de caricature éditoriale, l’aient jugé cruel. Mais, d’admirer Mosher dans la préface du livre, la récompense pour une telle dureté se trouve dans la possibilité non seulement de semer la terreur chez ses victimes (au plus grand plaisir des lecteurs – comme il l’a répété), mais aussi d’influencer le cours des événements politiques. Cela est rare, mais il cite le cas de Robert La Palme qui, sur ce plan au Québec, a joué un rôle d’éclaireur.
Dans ce contexte, tout caricaturiste se voit confier une mission de trouble-fête. Il est celui qui réagit devant la stupidité environnante (celle qu’il perçoit, bien sûr). C’est celui qui se fâche; c’est la figure de l’homme enragé. Ce thème traverse tous les entretiens que Terry Mosher accorde. Lui, une sorte de Dieu le père, a la capacité de débusquer la stupidité; lui a le droit de se mettre en colère. Et encore une fois, la filiation avec Duncan Macpherson est directe. En parlant des sujets pouvant enrager Mosher, Macpherson écrivait dans l’introduction à un recueil de dessins de ce dernier, que les politiciens, l’establishment, les cols blanc et les cols bleus sont «the very subject that angers and motivates Terry Mosher19» (les sujets mêmes qui enragent et motivent Terry Mosher). C’est-à-dire la colère comme motivation.
De la colère à la haine, le pas est facile à franchir comme il l’a été pour Macpherson, chez qui – exceptionnellement toutefois – les événements d’Octobre 1970 éveillèrent une haine apparente (The Hecklers). Et en d’autres circonstances, sinon de la haine, du moins une profonde antipathie, comme celle qu’il éprouvait envers de Gaulle et le séparatisme.
Terry Mosher/Aislin s’est imprégné de cette pensée combative, à un point tel qu’au cours des ans, de mordants à la Macpherson, ses dessins sont devenus tonitruants. Son célèbre dessin de 1971 par exemple, primé au Salon international de la caricature de Montréal, qui transformait Trudeau en singe grâce à un jeu savant des physionomies, et qu’on considérait autrefois comme l’attaque la plus sauvage jamais perpétrée contre Trudeau, pâlit de gentillesse à côté de ses actuelles caricatures de Louise Beaudoin qu’il massacre en dominatrice érotico-SS pour des raisons idéologiques.
«Pédagogue» (notait son admiratrice à l’exposition), Terry Mosher publiait récemment un recueil de ses dessins (One Oar in the Water20) dans lequel il a consigné sa pensée – par écrit. Il s’agit d’une charge virulente contre le nationalisme québécois. Tout y passe, de la calomnie au mépris, passant par les clichés : Lisette Lapointe avait eu des amants; l’OLF agit par caprice; ses efforts sont niaiseux («silly»); le souverainisme nuit à l’économie du Québec; Bouchard doit mater les «quacks and crazies» (les charlatans et les fous) du mouvement souverainiste (exemple à l’appui); Céline Dion est une «simple girl from rural Québec»; les partisans du Bloc québécois sont des unilingues ruraux anti-anglais, ad nauseam. Certes, 1’auteur s’en prend à bien d’autres cibles, au Canada comme au Québec, mais le lecteur nationaliste québécois n’y trouve rien de réjouissant. Il n’en retire qu’une chose : une incitation au mépris, sinon à la haine que fomentent ces préjugés et qui ferait honneur aux éléments les plus anti-Québec.
D’autres attitudes encore éclairent sur le potentiel agressant des œuvres d’Aislin. Pour Duncan Macpherson, tout bon caricaturiste est précisément un «heckler», c’est-à-dire un casse-pieds, du genre qu’on engageait jadis pour perturber les assemblées politiques. Ce terme donna lieu au titre du livre des Desbarats et Mosher, et est employé par le professeur Morris dans le sien. Ce dernier ajoute que les caricaturistes ne débattent pas des sujets de façon responsable, leur but étant plutôt, justement, d’embarrasser («cause discomfiture»). Desbarats parlait d’exposer les conflits et différences, non pas de les réconcilier («Introduction», The Hecklers).
Tiens, tiens, comment cela concorde-t-il avec les visées du Musée McCord (le trait d’union placé entre les deux cultures, occasion de réconciliation)? Le bulletin McCord citait d’ailleurs Terry Mosher : «La caricature pointe le problème du doigt, mais ce n’est pas à elle d’indiquer la solution.» Tout au plus, selon lui, la caricature mesure le niveau de tolérance d’une société. En testant l’opinion, le caricaturiste se met au service des gens ordinaires, devient le reflet de ce qu’ils pensent et ressentent. À 1’appui, il cite le critique d’art Champfleury qui désigna les caricatures de Daumier de «cri des citoyens» (préface, The Hecklers) – sentiment partagé par Chapleau qui voit en la caricature «le dernier rempart d’une certaine démocratie» (McCord).
Porte-parole du citoyen, Aislin se reconnaît une obligation de parler au nom de sa seule communauté linguistique (du moins la majorité de ses semblables). À la presse et dans son enregistrement vidéo au McCord, il a affiché ses couleurs partisanes – résolument fédéralistes –, et prévenu («warn») les visiteurs à 1’exposition que Chapleau est un peu un nationaliste, même un séparatiste quand il se fâche suffisamment («a bit of a Quebec nationalist, even sometimes a separatist when he gets angry enough»). Dieu miséricorde! Le diable séparatiste dans les murs du McCord!
Mais, se croyant bon prince, Terry Mosher avance que s’il était francophone, il serait souverainiste et que si Chapleau était anglophone, celui-ci serait fédéraliste.– Comme si l’un devait nécessairement signifier 1’autre. Drôle de conception sectaire et programmée de la responsabilité sociale pour quelqu’un qui valorise tant sa liberté d’expression!
Ce militantisme que pratique Terry Mosher est coloré par une nuance qu’il apporte au rôle de contestataire dévolu aux caricaturistes, et qu’il voit comme étant celui du «smart aleck» (The Gazette), soit le fanfaron en sixième année du primaire, le baveux qui dérange la classe. Mosher appuie sur le mot «smart», ce qu’il aime beaucoup paraître. Il ne se contente pas de lire les journaux comme Chapleau le fait; non, il en lit au moins «sept». En entrevue, il cite Freud, un caricaturiste américain, le Wall Street Journal; dans son bureau traîne une citation de Cocteau. S’étant doté d’un surnom, il réfère à Aislin à la troisième personne. L’homme a besoin d’épater21.
Chapleau : tirer sa langue en public
Pour sa part, Serge Chapleau évolue à des années-lumières de ce type de comportement. En réponse à la question «Qu’est-ce qu’un caricaturiste?» il déclare dans les notes biographiques fournies par le Musée : «Quelqu’un d’extrêmement chanceux, qui a l’incroyable privilège de tirer sa langue en public et être payé pour le faire.» Pas bagarreur pour deux sous, Chapleau, par cette phrase, se révèle être resté tout entier le petit gars, caché derrière la clôture, qui tirait sa langue aux adultes, fussent-ils un maître d’école, le gros monsieur d’à côté ou n’importe quel adulte déambulant sur le trottoir ce jour-là.
Il y a là un petit côté poltron, car, normalement, celui qui tire la langue réintègre sa cachette immédiatement après son assaut, mais, chez Chapleau, ce trait de caractère le rend éminemment sympathique. «Moi, mon but est d’égratigner la surface un peu», disait-il au Montréal Campus. Égratigner, non pas démolir. Ses dessins sont donc à son image : irrévérencieux, oui, mais rarement offensants. Gentilhomme avant tout. Et surtout, n’en déplaise à son compère, il se défend d’afficher quelque couleur politique que ce soit. «Je ne suis pas un séparatiste, je ne suis pas un fédéraliste, je suis un caricaturiste», a-t-il affirmé à la Gazette, et encore : «nos opinions politiques [à Aislin et lui] ne regardent que nous» (McCord). Ses cibles sont tout le monde et n’importe qui, autant Lucien Bouchard que Jean Chrétien, qu’il égratigne tous de la même manière, sans partisannerie. Cette réelle liberté (porte-parole que de lui-même) est à coup sûr le facteur principal qui lui a permis de passer du Devoir à La Presse, sans heurt.
L’exercice de la liberté consiste à en connaître d’abord les limites. Ainsi, Chapleau admet-il se censurer lui-même, évitant ce qui toucherait de trop près la sensibilité des gens (McCord), et contrairement à Mosher, il se soumet volontiers aux paramètres que son employeur lui impose. Il assiste aux réunions des journalistes de La Presse, c’est un gars d’équipe. Mais à l’intérieur de ce cadre, il refuse tout compromis (La Presse).
Chapleau ne se fâche jamais, pourrait-on croire, lui qui appelle ses dessins des farces («jokes» (The Gazette)). «Je m’amuse beaucoup à faire le visage des politiciens», dit-il (McCord). Il veut bien étaler l’imbécilité qu’il perçoit, mais son rôle est de faire rire : «Fondamentalement, ce n’est pas un job sérieux : une caricature, c’est là pour faire rire. Je suis le fou du roi, je réclame le droit de porter un bonnet à pompons.» Comment en serait-il autrement pour quelqu’un qui résume son cheminement de la façon suivante : «j’ai décidé de devenir un artiste. Parti de rien, j’ai rapidement atteint la misère. Rendu là, autant s’amuser. Et me voilà caricaturiste» (notes biographiques fournies par le Musée).
Surtout, Chapleau ne carbure pas à la haine. «Je connaissais un caricaturiste qui haïssait tellement Bouchard», a-t-il raconté à La Presse, qu’il avait de la difficulté à le dessiner. «Je lui ai suggéré de changer de métier.» Au contraire, la confrontation lui répugne. Sur ce plan, il partage les velléités réconciliatrices du Musée qui, d’ailleurs, l’a amplement cité à ce sujet. Il y souligne la chance du Québec d’avoir les deux communautés, «les deux points de vue», que «la caricature désamorce» par le rire et qu’«on n’a pas de gros problèmes au Québec, et ça, je le montre». On reconnaît là son côté un peu canadien-français qui lui fait chercher la bonne entente, la cordialité avec ses concitoyens anglophones.
Heureusement pour lui et pour nous, cette amabilité de tempérament ne l’empêche pas d’aiguiser ses crayons, comme cela a nui autrefois à Henri Julien, employé du Montreal Daily Star. Canadien français de service, Julien, par ailleurs superbe dessinateur, a trop retenu la portée critique de ses œuvres, estiment les auteurs de The Hecklers.
Chapleau est sensible à la critique, ce qu’il a appris à ses dépens en dessinant des vedettes, au début de sa carrière. Certaines cessèrent de lui parler, se remémora-t-il pour la Gazette. «Je peux parfaitement comprendre qu’on n’aime pas être caricaturé», dit-il en parlant des politiciens, «mais je m’attends à l’intelligence de la réaction. La plupart prennent bien la chose; ils le savent, dès qu’on entre en politique, on est critiqué. Et puis je n’ai jamais réussi à briser une carrière, les politiciens font ça très bien tout seuls!» (McCord).
L’homme aime s’amuser, non pas se faire égratigner en retour. Et lorsqu’il voit qu’il a été injuste envers une cible, il se dit prêt à corriger son tir le lendemain. Pris au collet, le petit qui tirait la langue est prêt à s’excuser. Le couple Lapointe-Parizeau aurait bénéficié d’une rectification après que Chapleau eut représenté Jacques s’échauffant à la vue d’une Lizette qui lui montrait ses seins (en Ontario, les femmes pouvaient dorénavant se dénuder les seins en public). Tu peux te rhabiller, J’y vas pas (1996), publiée par la suite, visait à refermer le dossier, bien que Parizeau ait encore une fois fait l’objet de la farce. Un autre petit coup de langue! Dans La Presse, Chapleau disait : “Je ne dessine pas mes amis parce que... je veux les garder.”
La qualité plastique du dessin
L’accent que Serge Chapleau met sur 1’aspect comique de ses dessins semblerait le désavantager par rapport aux critères voulant que la portée critique d’une œuvre 1’emporte sur les autres. On a vu que le professeur Morris a éliminé l’humour de sa grille d’analyse, pour ses besoins propres. Or, ce dernier avance qu’une caricature éditoriale riche et unifiée émet des messages parallèles sur trois niveaux : esthétique, socio-psychologique et sociologique. Cela englobe le style du dessin, les symboles utilisés et les insinuations sur les groupes sociaux reliés à la thématique représentée. Voilà que le portrait de la caricature éditoriale se complexifie. Selon ce schéma théorique, la qualité plastique du dessin prend le dessus sur les composantes symboliques, la forme sur le contenu.
En ce qui a trait à savoir si la caricature éditoriale est un art, Terry Mosher citait justement dans The Hecklers l’auteur Ralph Shikes pour qui ce médium un art quand 1) la qualité du dessin est supérieure et maîtrisée, 2) la composition est d’une vérité intrinsèque («inherently striking»), 3) l’impact du concept sous-jacent, immédiat, 4) le message, d’un intérêt durable, et pince sans rire, 5) quand 1’artiste est entré dans les livres d’histoire de l’art!
Duncan Macpherson prétendait, lui, qu’une satire inspirée en art visuel exige deux qualités de la part de l’artiste : l’une acquise et 1’autre innée. La première serait la maîtrise du dessin qui aboutit à 1’amour du dessin, un prérequis pour traduire la vision et 1’intention du caricaturiste en une image graphique unifiée et éloquente. L’autre qualité, 1’innée, plus difficile à décrire, toucherait à la perspicacité («insight»), au sens des proportions, cette capacité instinctive de déceler des particules de vérité. À l’époque (197722), Macpherson considérait qu’Aislin possédait ces deux qualités. En fait, lorsqu’on parcourt les premières caricatures éditoriales d’Aislin, celles des années 70, début 80, on comprend à quel point Macpherson avait raison. Par exemple, le Jean Marchand (1970) et les René Lévesque (1976-1980) d’Aislin vibrent d’un plaisir de la ligne et des volumes, outils on ne peut mieux arrimés à l’esprit moqueur du caricaturiste d’alors.
Macpherson parlait en connaissance de cause, lui qui mania la plume du dessinateur avec une maîtrise époustouflante tout au long de sa carrière. Dans cent ans, on n’aura plus aucune idée de ce que Pierre Trudeau avait fait, et on se fichera encore plus de lui, mais on s’émerveillera toujours des prouesses de Macpherson, de l’agilité de sa ligne, de 1’inventivité de ses compositions. La force du dessin, comme qualité primordiale, durable, a également été la marque de commerce de Robert La Palme. Le caricaturiste Berthio se souviendra d’un La Palme, qui «était le seul à avoir une vision artistique de la caricature23». La ligne ondulante de La Palme, ses raccourcis visuels géométrisants, sont instantanément reconnaissables.
La Palme n’y allait pas par quatre chemins, affirmant que «la qualité du dessin, c’est la seule chose qui est vraie. La preuve est que si vous prenez un Daumier [...], ses blagues ne sont pas drôles aujourd’hui, et pourtant je vous assure qu’elles faisaient rire à l’époque [...] Il faut regarder l’efficacité du dessin, on est des dessinateurs d’abord24». Et il ajoutait : «une bonne caricature, c’est avant tout l’art, indépendamment du sujet25».
La qualité du dessin, voilà la force des œuvres de Chapleau. Terry Mosher applaudit à la qualité esthétique des œuvres de Chapleau, son «excellent style», qu’il signalait dans son enregistrement vidéo à l’exposition. Et Mosher d’expliquer comment Chapleau a révolutionné la façon de reproduire les caricatures dans les journaux. Celui-ci élabore son dessin au crayon à mine, puis il travaille les zones grises à 1’ordinateur. Il réussit ainsi des dégradés qui n’étaient pas possibles auparavant. «Je me passionne pour mon métier, à 50 ans, a dit Chapleau, et je tente toujours de raffiner mes dessins» (La Presse). Cela lui a pris des années pour arriver à un résultat qui le satisfasse.
L’amour du métier résume bien 1’aventure de Chapleau qui en est arrivé à une maîtrise de son art, partout évidente au Musée McCord. À comparer, ses œuvres des années 70, époque de gloire d’Aislin, et absentes au McCord, témoignent de tentatives encore plus ou moins fructueuses. On en retrouve des exemples dans The Hecklers. Le style est sec, maniéré. Tout est plat. Vers 1976, le voilà qui se libère, adopte des trucs de bédéiste, dont il saisit la verve. Ses personnages actuels ont pris les rondeurs voluptueuses de ses marionnettes, tout en dégradés; c’est par là qu’il nous séduit. Comment, en effet, ne pas aimer ses Parizeau, Daniel Johnson et compagnie, d’une qualité toute sculpturale. Même son Stéphane Dion-le-rongeur attire par ses formes rondelettes de nounours, Chrétien par l’élasticité sans limite de son faciès.
À 1’opposé, les œuvres d’Aislin s’éloignent depuis longtemps de toute sensualité plastique. Malheureusement, l’exposition n’incluait que peu de ses premières œuvres. Sauf quelques rares exceptions, la ligne est maintenant sèche et dure (mécanique, a-t-on écrit dans son cahier de commentaires), répétitive (où donc sont passés ses merveilleux effets de hachure?). Il se targue de travailler à l’ordinateur. Cela explique peut-être sa perte. Son procédé? Il prépare un croquis qu’il passe au scanner, et qu’il développe ensuite avec Photoshop, «de façon à obtenir précisément ce [qu’il] désire» (McCord). On se met à regretter le bon vieux temps, quand la passion du dessin animait 1’homme. Mais, c’est justement le problème. La passion du dessin et sa qualité n’y sont plus. Et ce n’est pas 1’ordinateur qui va les lui rendre. Reste le smart aleck qui cherche à déranger.
La symbolique : satire ou ironie?
Pour transmettre son message, une caricature éditoriale n’a pas à jouer de subtilité outre mesure, du moins pour ce qui touche son message principal. Après tout, rappelle Raymond Morris, le lecteur moyen n’y accordera que quelques secondes de son temps. Si, dans cet intervalle, le caricaturiste n’a pas réussi à retenir son lecteur, ne lui a pas signifié le but de son dessin, il aura raté son coup.
Sur le plan des outils symboliques, dont dispose la caricature, Morris signale la métaphore. Il donne l’exemple du débat constitutionnel représenté par un couple, 1’homme personnifiant le Canada, la femme, le Québec (on en a également vu où les personnages portaient les traits de politiciens, travestis au besoin). Ces connotations élargissent le champ symbolique de la caricature, et plus la métaphore utilisée est intrinsèque au sujet, plus elle est porteuse de sens.
La métaphore peut prendre deux formes dans le domaine de la caricature éditoriale, la satire et l’ironie. La satire, de préciser Morris, exagère la réalité de façon excessive, pour mieux la démasquer; elle privilégie l’efficacité et la brièveté à l’équité. Le satiriste pourra ainsi acquérir une réputation de misanthrope et, douce revanche des choses, s’il frappe trop fort, il risque d’attirer la sympathie pour sa victime. C’est que le satiriste dénonce la sottise humaine, se voit en débusqueur du mal, social, politique ou autre. Sous la main du satiriste, le politicien prend une apparence grotesque et ses activités sont jugées taboues.
L’ironie, quant à elle, s’en prend à l’incongruité des choses, s’amuse à montrer les faces contradictoires de la réalité. Elle appelle une ambiance, n’a pas d’intention précise, ne milite en faveur d’aucune cause, n’attaque pas sur une base morale, mais ébranle les certitudes en semant le doute. En raison de sa subtilité inhérente, certains ont prétendu qu’elle ne pouvait servir à la caricature éditoriale. L’ironie risque d’échoir davantage que la satire, car la perception qu’on pourra en avoir repose sur des références culturelles intimement partagées par le caricaturiste et ses lecteurs. Son arme n’est pas de représenter en tant que tel le mal perçu, mais de le signifier en montrant son contraire, et Morris d’expliquer que cela peut se faire de trois façons, soit par 1’antiphrase, soit par 1’ironie dramatique ou soit par 1’ironie situationnelle. La compréhension du message voilé suscite à son tour l’adhésion au dessin.
Aislin satiriste c. Chapleau ironiste
On aura compris par la grille de Morris tout ce qui sépare Aislin et Chapleau : règle générale, le premier pratique la satire, le second, l’ironie. Quand Aislin représente le Nationaliste québécois (1977) en homme qui se mange le cul, ou Louise Beaudoin en dominatrice (1996-1997), ou Lucien Bouchard comme un fou, la tête dans une cage (1996), ou le Parti réformiste comme un singe (1997), ce n’est pas qu’il a mis le doigt sur l’envers caché d’une réalité qu’il signifie par son contraire, c’est qu’il illustre par une exagération brutale 1’opinion qu’il nourrit de ses victimes, à cause de la sottise qu’elles représentent à ses yeux. Tous les détails secondaires ont fonction d’appuyer la satire, une couette hitlérienne sur le front de Bouchard par exemple.
Ce type de critique agit d’une manière particulièrement forte sur le plan sociologique. Si Lucien Bouchard est un fou à cause de ses opinions, que sont ses sympathisants? C’est le troisième niveau de fonctionnement du message, celui des insinuations, qu’a schématisé Morris.
Terry Mosher s’est spécialisé dans la satire. Dès 1977, Macpherson le louangeait pour cela et, dans The Hecklers, Mosher faisait 1’éloge des caricaturistes qui avaient modifié (repoussé) les limites acceptables de la satire.
Chapleau, au contraire, s’amuse d’une incongruité dans le personnage, ou indirectement du personnage, au moyen d’une contradiction qu’il a glissée dans son dessin. C’est donc Jean Chrétien, notre premier ministre qui, dans son français lamentable, offre des excuses à un Charles Aznavour médusé (1996), ou le digne «Monsieur», affublé d’un chapeau de Juif orthodoxe, qui tente d’amadouer les membres de la communauté juive en faisant quelques steppettes de bar mitzvah (1994), ou Daniel Johnson en personnage à deux dimensions, placé contre la phrase «La profondeur du Parti libéral» (1997). L’un veut anéantir son sujet à cause de ses idées, l’autre s’en moque en faisant valoir 1’absurdité sous-jacente.
Le moraliste-idéiste c. le psychologue-humaniste
Jean-Pierre Desaulniers a bien saisi le tempérament de Chapleau et d’Aislin. Le premier est psychologue, fasciné par 1’individu qui se cache derrière le personnage public – cela en ferait donc un humaniste –, alors que le second est un moraliste, – c’est-à-dire qu’il se voit en prêcheur d’une quelconque vérité (voir Gable dans le Globe and Mail).
Aislin le moraliste souscrit au rôle du prêcheur, dont Peter Desbarats ricanait en reprenant les paroles d’un autre : le «self-ordained preacher with a drawing board for a pulpit» (le prêcheur qui s’est ordonné lui-même, sa planche à dessin lui servant de chaire). Car au-delà de toute qualité plastique du dessin, Mosher préconise la suprématie de l’idée : «ce qui compte, c’est d’abord l’idée. Elle doit être forte et limpide» (McCord), justement à cause du peu de temps que le lecteur lui consacre.
De là naît le manque de confiance que Mosher a dans la force de ses dessins. Il lui faut s’assurer que ses lecteurs aient saisi son idée, et rien que son idée. Aussi, en plus de commenter lui-même ses dessins, comme dans One Oar in the Water, il écrit souvent son message sur l’œuvre même. Souvent il s’agit d’une boutade, d’une insulte qu’il adresse à sa victime, et qui a pour but de gratifier ses lecteurs dans un mouvement d’antipathie collectif dirigé contre elle. Un peu comme s’il lapidait sa victime, déjà abattue, pour susciter d’autres applaudissements. Cette complicité créée avec le lecteur renforce aussi le sentiment qu’ils partagent une position morale et intellectuelle supérieure qui exclut le sujet du dessin. C’est la fonction du «Jack the Ripper», pseudonyme du meurtrier qui terrorisa les prostituées londoniennes au siècle dernier dont Aislin qualifie assez odieusement un Jacques Parizeau nouvellement élu premier ministre (1994)26. C’est aussi la fonction du «Well, Louise, whatever turns you on!...» (Eh bien Louise, si ça t’excite...) dans l’une de ses caricatures de Louise Beaudoin (1996). Autre exemple : le «senile old fart» (vieux bougre sénile) inscrit dans une charge contre de Gaulle (1997).
Pour Aislin, cela se veut comique, comme si l’humour relevait ici du choc de voir une telle grossièreté étalée en public. J A C K ASS (âne, i.e., imbécile) écrivait-il en haut d’une caricature montrant Jean Chrétien avec les oreilles et le museau d’un âne (1996) en riposte à une ânerie prononcée par le premier ministre – la typographie mettant en relief les initiales J C et le mot ass (cul). Pour une fois qu’Aislin avait vu clair – mais de subtilité, nenni. L’hebdomadaire Mirror a parlé de son «perceptive wit» (son esprit perspicace). Ironie27?
Intégrer du texte à une caricature n’a rien en soi de répréhensible, Chapleau le fait. Il peut être nécessaire parfois d’expliquer le sujet représenté, le mettre en contexte. Beaucoup de caricaturistes utilisent ce mécanisme. Le texte peut également participer à la charge ironique, en opposant texte et dessin28.
Le plus accablant dans la réception réservée aux dessins d’Aislin, c’est que bon nombre de ses lecteurs y verraient une vérité historique. Le Mirror rapportait comment des ex-Montréalais visitent le site Web de Terry Mosher pour se tenir au courant de l’actualité québécoise (une chronique de Mordecai Richler avec ça?). Et de ses commentaires dans le recueil One Oar in the Water, le Mirror a dit qu’ils constituent pour l’historien amateur une collection d’observations des plus concises et complètes. Bienvenue à l’Histoire!
L’amateur d’histoire ferait bien de jeter un coup d’oeil également du côté de Chapleau, non pour y puiser une interprétation exacte du passé, mais simplement pour se régaler de ses savoureux personnages.
Chapleau ne réprouve pas 1’idée de l’idée, lui qui a créé un de ses personnages les plus mémorables en utilisant ce mécanisme, soit son inoubliable Sheila Copps représentée avec un sac de papier sur la tête. C’est l’une de ses œuvres les plus satiriques, le sac de papier délimitant bien les angles de cette tête carrée (depuis 1996). Mais c’est davantage parce qu’il n’arrivait pas à réussir sa ressemblance qu’il eut recours au sac (McCord), que par démagogie. Le fameux bonnet de douche de Gilles Duceppe (1997) est en passe de jouer le même rôle.
D’habitude, toutefois, Chapleau joue avec les physionomies et c’est 1’une de ses forces. Lorsqu’il dessine 1’ineffable Stéphane Dion en rongeur (1996), c’est parce qu’il a détecté cet aspect de sa physionomie, ce que personne d’autre n’avait fait. On se bidonne du contraste entre ce professoral ministre et son allure de rat, le plus cruel étant que la ressemblance porte une vérité physique intrinsèque. Et la vérité tue. Chapleau n’affuble pas son sujet d’une face de rat parce qu’il déteste ses idées, à la Aslin; il découvre les secrets de sa physionomie, percevant de surcroît l’animal qui exprime le mieux la nature du personnage. Le parallèle sur le plan de 1’androgénéité, que Chapleau a révélé entre les faciès de Louise Beaudoin et de Mick Jagger (1997), par exemple, est génial. Cela vaut les mille caricatures qu’Aislin pourra usiner contre sa Louise dominatrice (mais, on pourrait soupirer : «Si ça l’excite, lui...29»
Une fois, Aislin a compris une physionomie. C’était avec son célèbre Trudeau-le-singe. Ce fut un coup de maître (Aislin excelle d’ailleurs dans le dessin des animaux : à preuve, ses Trudeau- et Reform-le-singe), mais jamais il n’anime son personnage de l’intérieur, s’en saisit, comme Chapleau sait le faire. Trudeau est resté une face; Stéphane Dion joue maintenant, et se trahit pour le plus grand plaisir du lecteur, dans des mises en scènes imaginées par Chapleau. Et on pourrait en dire autant de tous les autres personnages de Chapleau. Parizeau, Chrétien, Bouchard, le maire Bourque ont été subtilisés par Chapleau, qui en tire les ficelles.
On reconnaît chez Chapleau le bédéiste dans l’âme, le modeleur de marionnettes, qui colle à la vérité physique de ses personnages. Et tout commence pour lui avec 1’observation. «La première qualité d’un caricaturiste, c’est son sens de l’observation», soutient-il (McCord). Non seulement Chapleau observe, mais il entre dans la peau de ses personnages, comprend les articulations de leur corps. Il ne se contente pas de capter les ressemblances, il clone ses sujets pour en faire ce qu’il veut. C’est de l’intérieur qu’il travaille, d’où l’authenticité qu’il confère à ses charges, et le rire qu’elles déclenchent. Sur ce plan, il se rapproche de Duncan Macpherson. Malgré sa réputation de critique osé, en son temps, celui-ci excellait dans les représentations animées, collées à des personnages volumétriques à souhait, et il réussissait presque toujours à insérer ses messages dans des scénarios des plus loufoques.
Tous les détails fournis par Chapleau concourent au plaisir visuel. Par exemple, la casquette en forme de castor écrasé sur la tête de Jean Chrétien (1997) qui, sifflet d’anniversaire en main, fête son Canada (plus-meilleur-pays-au-monde), surprend le lecteur qui n’avait pas immédiatement détecté l’animal. Coup de maître de l’impertinent caricaturiste.
De méchanceté, non plus que de haine, il n’y a pas une trace chez Chapleau, car on reconnaît que ses sujets se sont exposés eux-mêmes à la moquerie, tous reliés (entre eux, et avec nous – c’est le plus important) par leur imparfaite humanité. Chez le lecteur, aucune répudiation définitive du sujet n’est possible, le caricaturiste, fin psychologue, ayant pris le lecteur au piège d’une double complicité.
L’exposition et ses ramifications
DÉSÉQUILIBRE AISLIN/CHAPLEAU Comme il a été dit, l’exposition Aislin-Chapleau avait pour but de signaler le dépôt que les deux caricaturistes font de leurs œuvres au Musée McCord et, ainsi, de faire valoir les collections du Musée.
Aislin et Chapleau sont des sommités de la caricature éditoriale québécoise, mais leur cheminement n’a pas suivi la même courbe. Mettre en parallèle leurs productions des années 90 était injuste envers les deux. Pour accentuer leurs forces, il aurait fallu juxtaposer les œuvres d’Aislin des années 70 à celles de Chapleau des années 90.
Le Chapleau des années 70 se cherchait. Ce n’est que dans les années 90 qu’il a atteint sa maturité. Aislin, de son côté, a immédiatement atteint sa maturité dans les années 70 et on 1’a beaucoup encensé. Cela ne nie pas son originalité d’alors, ni sa contribution à la caricature éditoriale, mais il s’est essoufflé. Depuis le début des années 80, il surf sur sa notoriété. Déjà dans The Hecklers (1979), Peter Desbarats notait qu’il y avait encore chez Aislin beaucoup d’exubérance, mais qu’elle avait été tempérée par ses succès financiers et les sollicitations dont il faisait l’objet. Un coup d’oeil sur son c.v. révèle d’ailleurs que la quasi-totalité des honneurs qu’il a reçus lui ont été décernés durant cette première période. Robert La Palme avait eu la chance de quitter la caricature éditoriale en plein envol, car disait-il (ibid.), dès qu’on a un style, on ne peut plus en sortir. Cela paralyse et le caricaturiste vieillit avec [ce handicap].
RESPONSABILITÉ SOCIALE DU MUSÉE L’absence d’un catalogue a constitué une lacune sérieuse, de même que la facilité à laquelle le Musée s’est livré en faisant appel à l’humour comme ingrédient majeur de l’exposition. Une réflexion tant soit peu attentive révèle la faiblesse de cette proposition. Le grand défaut de l’événement aura été justement de prétendre à une neutralité idéologique – chose d’ailleurs impossible à réaliser dans un débat aussi chargé que celui des différends linguistiques et constitutionnels que nous connaissons.
Ainsi, le Musée McCord doit-il se questionner sur les visées réelles de son projet. Raymond Morris relève que la caricature éditoriale – la presse – peut servir d’arme idéologique redoutable30. Dans un État capitaliste comme le Canada, la croyance veut que la classe des affaires ait à cœur les intérêts de tous. Les intérêts minoritaires (au Canada, ceux du Québec nationaliste) font alors figure de triviaux et d’égoïstes, de menace à l’ordre établi, d’antipatriotiques. Le message véhiculé peut s’étendre aux personnes qui appuient la position dénoncée, la représentation négative d’un premier ministre pouvant, par exemple, englober ses sympathisants.
Ces commentaires sur le pouvoir de la presse valent autant pour un musée, lieu par excellence d’éducation du public. En affichant, par exemple, une banderole montrant le Bouchard fou d’Aislin (1996), la tête dans une cage, sur la façade du Musée pendant presque toute la durée de 1’exposition31, le McCord ne participait-il pas à répandre les insinuations négatives à l’endroit de tous les tenants du souverainisme inscrites dans 1’œuvre d’Aislin? Combien de formes prendra le plan B? En revanche, le Chrétien de Chapleau (1997), en bonasse beauf, certes risible, mais tout de même sympathique, n’attaquait pas d’une façon virulente et insidieuse, sur la façade du Musée, 1’intégrité mentale des fédéralistes.
Le Musée évoquera sans doute Terry Mosher qui se défend de vouloir détruire. Ce dernier cite Freud selon qui la santé mentale d’un individu se mesure par sa capacité de rire de lui-même. Selon Mosher, il en va ainsi d’une société (La Presse), ce qui nous ramène à la prémisse (humour = réconciliation) du Musée. Excepté qu’ici le rire est celui d’une faction de la société en total désaccord avec sa majorité. Au nom de quel expert, celle-ci devrait-elle se renier? La caricature utilisée comme arme de guerre blesse. C’est son intention. Un individu normalement constitué ne se mettra pas à railler ses propres enfants parce que ses voisins le font – pour satisfaire à une quelconque théorie sur la santé mentale. Osons refuser la tyrannie du discours. Tout bonne-ententiste qu’il soit.
Les prétentions de Terry Mosher qui, supposément, «aime montrer à quel point les préjugés d’une communauté sur l’autre sont réciproquement ridicules» (McCord) tombent à plat. N’est-ce pas lui qui alimente les préjugés? Ses lecteurs, ravis de sa première caricature montrant Louise Beaudoin en dominatrice, en demandèrent d’autres, ce qu’il fit.
La réconciliation tant souhaitée entre les groupes linguistiques adviendra davantage d’une prise de conscience, par la communauté anglophone fédéraliste, de l’ampleur et de l’injustice de ses préjugés envers le groupe francophone souverainiste, que d’un revirement de capot suicidaire de la part de ces derniers. Disons-nous aussi que le vrai test pour les chantres de la réconciliation surviendra le lendemain d’un référendum favorable à la souveraineté.
Faire de l’histoire dans un musée, ce n’est pas prétendre que tout s’équivaut, que des années d’antagonisme se résolveront par 1’humour dans une salle d’exposition, surtout si on s’évertue à neutraliser ce qui oppose les parties en question jusque dans les artefacts exposés. Nous assistons depuis déjà un bon bout de temps à la montée d’un mouvement qui place toutes sortes d’extrémismes sur un pied d’égalité avec le mouvement souverainiste. Le but est bien sûr d’étouffer le souverainisme. Ce sont les extrémistes Galganov et William Johnson vus comme les pendants des éléments les plus convaincus du mouvement souverainiste, ceux-ci étant ainsi taxés de purs et de durs. Ou bien c’est Bouchard qu’on compare avec Hitler, ou Parizeau qu’on range avec Le Pen. Dans cette optique, le fédéralisme reste bon, mais l’option inverse, le souverainisme, est condamnée en sa totalité.
On aimerait croire que le Musée McCord, en lieu de savoir voué à l’harmonie entre les «deux races32», aspire à élucider les débats, non pas à les escamoter – pour mieux prendre position.
(Encadré)
Glanures dans les cahiers des visiteurs
A l’automne de 1997, on pouvait lire çà et là dans les cahiers de commentaires laissés à la disposition des visiteurs, et datant depuis l’inauguration le mois de mai précédent, révélaient çà et là les signes d’une insatisfaction. Dans celui d’Aislin, quelqu’un tranchait : «À voir cette exposition on comprend mieux les deux solitudes et c’est définitif.» Un touriste, sans doute, demandait : «Why can’t you people be friends?» (Pourquoi ne pouvez-vous pas être des amis?) Ailleurs, un anti-souverainiste jubilait : «You’re an angel» (Tu es un ange) relativement à des dessins d’Aislin s’en prenant à Lise Bissonnette* et à Josée Legault, alors respectivement directrice et chroniqueuse du Devoir. Quelqu’un d’autre nuançait : «Excellent show – Chapleau is more gracious in his expressions. – Aislin much more biting – I love it.» (Excellente exposition – Chapleau est plus courtois dans ses expressions. – Aislin, beaucoup plus mordant – J’adore.)
Des commentaires aussi corsés, mais reflétant une vision radicalement opposée, jalonnaient le cahier de Chapleau. «Chapleau a à mon avis un humour beaucoup plus poli que Aislin. Ce dernier dessine souvent des gens en les ridiculisant d’une certaine façon qui est loin d’être comique. Ces dessins dégagent un sentiment de frustration qui semble animer tous les traits de ses dessins. Votre manque de classe [Aislin] me déçoit.» «Tout à fait d’accord», approuva un autre.
Ailleurs, ces opinions : «Il est triste que les lecteurs du journal The Gazette n’aient pas un caricaturiste aussi intelligent que celui de La Presse.» Ou à l’intention de Chapleau : – «Certes [Aislin] demeure habile de la plume, mais ne suscite pas chez moi le même fou rire que provoque[nt] vos dessins, caricatures.» – «Chapl. vous savez faire rire tout en ayant un certain respect pour vos victimes. [...] PS. Aislin devrait peut-être y prétendre lui aussi au lieu de chercher à détruire.» Et ce relevé de notes : «Excellent, Chapleau = 99/9 %, Gérard [D. Laflaque] = 100 %, Aislin = ?»
Disons que, côté réception, l’harmonie souhaitée entre les deux cultures ne faisait pas l’unanimité. Certes, tous ne partageaient pas ce désarroi. Un grand nombre n’y vit que du feu. Des groupes d’écoliers, par exemple, griffonnèrent des traces de leur présence, et de nombreux touristes y consignèrent des mots élogieux tout en avouant ne pas connaître nos têtes de Turc.
Puis, étrangement, en juin 1998, le ton des messages (cahiers entamés vers le mois de mars 1998) se fit quasi uniformément enthousiaste. Esther, la plus critique des signataires, tout en détectant des similitudes entre les œuvres des deux exposants, préférait les dessins de Chapleau, qui lui paraissaient «plus vivants tandis que [ceux d’]Aislin, on dirait qu’ils sont plus mécaniques». Ce disant, elle ne souhaitait pas déplaire à ce dernier; «je suis simplement franche», expliqua-t-elle. Autrement, dans les cahiers, que des louanges et, règle générale, les francophones félicitaient Chapleau, les anglophones, Aislin. Une réception rêvée.
Certains, en symbiose avec le Musée, adoraient même l’ensemble, comme Elisabeth qui affirmait : «Fantastic! And so good to see two Montrealers from two different realities, laughing at the same things. Thank you for the laughs!» (Fantastique! C’est si bon de voir deux Montréalais, issus de deux réalités différentes, rire des mêmes choses. Merci pour 1’occasion de rire!) Enfin, suprême optimisme : «Très drôle – c’est bon de voir les deux solitudes se côtoyer et apprendre à rire d’elles socialement et humoristiquement. Serait-ce là le vrai rapprochement? La possible réconciliation?» Décidément, on se ralliait aux visées du Musée!
Que s’était-il donc passé entre l’automne 1997 et juin 1998 pour que disparaisse des cahiers quasi toute trace de contestation? Une conjoncture socio-politique différente? Davantage de touristes et d’écoliers que de visiteurs adultes montréalais? Ou avait-on su expurger les cahiers, à mesure, grâce à leur reliure en spirale – à l’abri des soupçons?
Notes
- P. Desbarats et T. Mosher, The Hecklers - A History of Canadian Political Cartooning and a Cartoonists' History of Canada, Toronto, McClelland and Stewart / National Film Board of Canada, 1979.
- Le Musée McCord d'histoire canadienne, plaquette du Musée, s.d.
- Depuis une dizaine d'années, le McCord a subi plusieurs transformations. Voir M.-J. Therrien, «Le projet d'agrandissement du Musée McCord», ESSE, n° 15 (printemps-été 1990), p. 21 à 25.
- Texte du mandat fourni par le Musée.
- Les responsables furent notamment : Carol Pauzé, gestion et coordination; Jean-Pierre Desaulniers, conception; Christian Vachon, conservation; Annick Poissant et C. Vachon, rédaction; ainsi que Denis Carrier, design.
- McCord (bulletin), Musée McCord, vol. 6, nº 1 (été 1997).
- D. Kozinska, «Two solid dudes», The Gazette, Montréal, 17 mai 1997, p. i1 et i2.
- B. Gable, «Satirical solitudes», The Globe and Mail, Toronto, 24 ami 1997, p. D2.
- Hamlet, III-ii. C'est-à-dire qu'elle en promet trop.
- J. Beaunoyer, La Presse, Montréal, 17 mai 1997, p. D1 et D2.
- Supra, note 7.
- Supra, note 8.
- Stéphane Aquin a bien résumé le malaise que provoquait l'exposition Aislin-Chapleau : «Nos caustiques représentants des deux solitudes ont beau jouer à copain-copain - le old boys' club - les dessins parlent par eux-mêmes. Qu'on le veuille ou non, Montréal reste un champ de bataille identitaire.» («Conte urbain», Voir, Montréal, semaine du 30 jullet au 5 août 1998, p. 31)
- À l'avenir, ce type de difficulté ne se présentera peut-être plus, car le McCord sort d'une période où il a tenté de se donner une image plus populaire, au détriment de sa vocation universitaire. Des expositions concurrentes sur le hockey et le téléroman Marguerite Volant avaient pour but d'attirer un nouveau public. N'empêche que tout sujet est digne d'un musée historique; seuls comptent l'approche critique, le déploiement analytique, les outils de compréhension mis à la disposition du public.
Avouons que le populisme du Musée a porté fruit en ce sens que l'exposition sur le hockey, par exemple, encore plus divertissante que l'Aislin-Chapleau, a fait croître la fréquentation de 25 %, et a mérité au Musée un prix en développement touristique. Pour les recherches universitaires, c'était autre chose. La directrice actuelle, Victoria Dickenson, compte renverser la vapeur en essayant de trouver un juste milieu entre les travaux savants et la vulgarisation. - Voir le catalogue de cette exposition organisée par Mario Béland, conservateur de l'art ancien au Musée du Québec, publié par le Musée et les Publications du Québec, 1996.
- N.M. Stahl, dir. de la réd., Best Canadian political Cartoons, Toronto, McClelland and Stewart, 1983.
- R.N. Morris, Behind the Jester's Mask, Toronto, University of Toronto Press, 1989.
- F. Desjardins, «Les caricaturistes d'un trait», Montréal Campus, Montréal, 26 février au 11 mars 1997, p. 15.
- D. Macpherson, dans Aislin 150 Caricatures, Edmonton, Hurtig Publishers, 1977, n.p.
- T. Mosher, One Oar in the Water, Toronto, Little, Brown Canada, 1997.
- Alors que le «bureau-atelier» reconstitué de Chapleau mettait en vedette ses marionnettes, celui de Terry Mosher contenait une bibliothèque de livres impeccablement rangés, et un grand dessin encadré signé par un ami montrant Mosher en ange cornu faisant un geste obscène avec le doigt. Sur sa tunique se lit : «I'm no fucking angel», intraduisible mais qui veut dire «J'suis pas un crisse d'ange». Mosher adore, sans doute.
- Voir la note 19.
- V. Robert, «Signé La Palme», L'actualité, Montréal, juillet 1985, p. 93.
- Garnotte, «Une rencontre avec Robert [ ] Lapalme», Croc, Montréal, n° 84, p. 71.
- J.-F. Nadeau, «L'art de La Palme : liberté, richesse, sincérité», Le Devoir, Montréal, 25 juin 1997, p. A7.
- Le caricaturiste l'a mis en scène comme un lutteur victorieux, mais il n'y a eu qu'un seul Jack the Ripper.
- Voir R. Bottenberg, «Laughin'? Buddy, I'm Aislin», Mirror, Montréal, 20 au 27 novembre 1997, p. 4. Il y a peut-être lieu de voir ici l'expression d'une attitude typique, semble-t-il, des anglophones qui apprécient l'agressivité de leurs rebelles. Comme l'a expliqué Stéphane Baillargeon dans Le Devoir («Le stand-up comic, c'est du sérieux», 21 juillet 1998) : «Le rebelle est souvent hargneux, insatisfait, voire agressif. Le public anglophone perçoit cette agressivité comme un jeu et l'apprécie énormément, contrairement au public québécois francophone.» Ah! «les deux solitudes», quand tu nous tiens!
- Au sujet de Chapleau, on regrettera que la caricature qui lui a valu un prix aux concours du Toronto Press Club (les National Newspaper Awards), prix qu'il aurait dû recevoir depuis des années, compte parmi les moins subtiles qu'il ait faites. Construite sur le mode ironique, cette œuvre superpose la phrase «300 Algériens observent une minute de silence à la mémoire de Lady Di» à une photo montrant des cadavres, victimes du terrorisme en Algérie (1997). Disons que c'est gros. Aislinesque. Et triste de voir qu'on ait primé ce lapsus tonitruant pour rendre hommage à un corpus de si magnifiques dessins.
- Aislin avait déjà utilisé le motif de la dominatrice en 1976 avec, comme victimes improbables, Indira Gandhi et Flora MacDonald.
- La liberté proverbiale du caricaturiste est une notion qui doit être réexaminée. Serge Chapleau se réclame du droit de porter un bonnet à pompons, bien qu'il reconnaisse les limites de son métier. Or, Raymond Morris a souligné que les fous du roi n'avaient pas l'entière liberté de leurs cibles non plus. Au Moyen-Âge, les bouffons avaient pour tâche de se moquer du statut et des prétensions du clergé et des courtisans, qui rivalisaient avec leurs protecteurs sur le plan du pouvoir individuel et institutionnel. Non pas de se moquer du roi.
Dans le cadre journalistique actuel, les caricaturistes sont les fous de leurs employeurs, représentants du monde des affaires. Leur marge de manœuvre peut être considérable mais, comme celle de l'ensemble des journalistes, ne peut nuire aux intérêts de leurs employeurs. Morris note que les caricaturistes qui ont privilégié les intérêts des minorités ont été bernés financièrement. Au Québec, les caricaturistes qui ont appuyé le mouvement indépendantiste n'ont pu facilement trouver une tribune, faisaient valoir Desbarats et Mosher dans The Hecklers. L'œuvre de Robert La Palme a d'ailleurs été tronqué de ses aspects les plus locaux pour les besoins de cet ouvrage d'envergure canadienne, car d'avouer Mosher, ces sujets, jugés trop mineurs et paroissiaux, auraient nécessité trop d'explications. Sociétés distinctes à jamais!
Dans le débat constitutionnel actuel, Aislin se trouve à défendre les intérêts de ses employeurs, fédéralistes canadiens. La subtilité que Chapleau exerce rend sa position plus nuancée. En restant à l'écart d'une partisannerie primaire, il s'assure d'une plus grande liberté, quoique sa capacité de plaire à un vaste lectorat serve à sa manière les intérêts de ses employeurs.Et paradoxe : la férocité du caricaturiste peut devenir une condition de l'emploi, les employeurs comprenant que les lecteurs s'y attendent. Le caricaturiste-révolutionnaire, contestataire, se voit alors au service de l'ordre établi. - La banderole a cédé sa place à celle d'une autre exposition en fin juin 1998.
- C'est le même musée qui, dans le cadre de sa campagne de levée de fonds 1998-1999, a fait parvenir à l'auteur du présent article une lettre de sollicitation, datée du 15 septembre 1998, rédigée en anglais seulement. Ne s’est-il rien passé au Québec depuis 30 ans?
© ESSE, 1999
Toute reproduction ou adaptation est interdite sans l'autorisation de l'éditeur. Les citations doivent indiquer la source.