Le récit intimiste gai au Québec : histoires d’hommes

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L’attribution en 2022 du prix Nobel de la littérature à l’écrivaine Annie Ernaux a donné à la littérature intimiste ses lettres de noblesse. Par « intimiste », on entend tout texte qui puise à l’expérience de vie des auteur(e)s, que cela prenne la forme de journaux, de récits autobiographiques ou autoréférentiels, ou d’écrits autofictionnels.

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Édouard Louis, En finir avec Eddy Bellegueule, 2014

Outre Annie Ernaux, le genre littéraire dit « intimiste » est associé à plusieurs écrivains et écrivaines, dont nombre d’homosexuels. Hervé Guibert vient à l’esprit chez les Français, de même qu’Édouard Louis. Admirateur d’Ernaux, Édouard Louis s’est imposé sur le plan international grâce à son récit intitulé En finir avec Eddy Bellegueule (Seuil 2014). Dans cet ouvrage et les suivants qu’il publia, Édouard Louis a narré le combat tant physique qu’intellectuel et social qu’il a mené pour s’extirper du milieu défavorisé de ses origines. Milieu qui refusait son homosexualité.

Au Québec, on relève dès 1960, au chapitre de la littérature à thématique gaie, une nouvelle publiée par Rossel Vien (1929-1992) dans les Écrits du Canada français intitulée « Un homme de trente ans ». Vien signa Gilles Delaunière1. Qui plus est l’éditeur y alla d’une mise en garde adressée aux lecteurs. Pourquoi ces précautions? Rappelons qu’à l’époque Pierre Elliot Trudeau n’avait pas encore fait adopter la loi omnibus qui allait décriminaliser les relations homosexuelles entre adultes consentants. Avant 1969, ces relations étaient jugées immorales, illégales et relevant de la maladie mentale. Le remède ? Une lobotomie.

Le narrateur d’« Un homme de trente ans » admet, quasi à la fin du récit, que son malaise provient de son homosexualité. Mais ce sera encore sous mots couverts en optant pour le mot anglais gay, plus détaché peut-être pour le lecteur francophone, et il enfoncera le clou : « Il est gai, vraiment gai, à quarante ans, de faire la ronde autour des pissoires publics. » Vien / le narrateur enchaîne : « Je sais, à New York, il y a des bars vraiment gais, des clubs tout à fait gais», gai rimant ici, dans la vision négative qu’il entretient de l’homosexualité, avec pissoir. On comprend qu’il n’y a là aucune joie.

Plus près de nous, des jeunes écrivains québécois se livrent à des récits autoréférentiels sur leur homosexualité qui ne sont guère plus réjouissants.

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Luc Mercure, Port de mer, 2014 et Veiller Pascal, 2016

Luc Mercure a signé trois romans chez Québec Amérique qui soulèvent la question du danger implicite aux relations homosexuelles intergénérations. Dans un tel rapport inégal, qui abuse de qui? Voilà la question.

Dans Port de mer (2014), le narrateur, jeune étudiant universitaire en littérature, est séduit par un homme plus âgé que lui. Ce dernier l’avait prévenu qu’il cherchait « un gars pour lui défoncer la gueule ». Contre toute attente, le jeune le suit et le pire arrive. Dans Veiller Pascal (2016), le narrateur, âgé d’une quarantaine d’années, en voyage au Cambodge, est troublé par les avances d’un homme qui tente de lui faire rencontrer son fils de 16 ans, prostitué. Le narrateur comprend que le père souhaite que le narrateur devienne le protecteur de son fils.

Dans Le goût du Goncourt (2018), ouvrage dit « vrai fiction », le narrateur (Luc Mercure) raconte comment, à 19 ans, il profita d’un séjour en France pour aller rencontrer l’écrivain Yves Navarre, prix Goncourt pour Le jardin d’acclimatation. Navarre, pour qui Mercure éprouvait une admiration sans borne, l’accueillera, mais lui fera vivre un weekend d’une grande violence. Ce récit de Luc Mercure offre à voir une étrange coïncidence avec un personnage du Jardin d’acclimatation qui s’éprend éperdument d’un dramaturge plus âgé que lui. Le jeune homme sera lobotomisé.

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Nicolas Giguère, Queues, 2017, et Quelqu’un, 2018

En 2017 et 2018, Nicholas Giguère publia Queues et Quelqu’un chez l’éditeur Hamac. Quasi jumeaux, ces deux ouvrages hurlent en langage cru le désespoir du narrateur qui refuse la tolérance envers sa différence, évoque l’organe masculin qui marque la quête parfois effrénée des rencontres gaies, réclame haut et fort son besoin d’être reconnu comme étant quelqu’un, même au prix d'être agressé, car « j'aurais été quelqu'un / qui vient de s'en faire crisser une / mais j'aurais existé ».

Le désespoir atteint un sommet inégalé dans Un amour de Louis-Michel Lemonde (Boréal, 2019). Le narrateur raconte la relation qu’il a eue avec John, un vieil amant. Leur relation avait commencé dans des bars gais sous le signe de la prostitution. Le vieillard ayant négligé de faire du narrateur son légataire, ce dernier se retrouve ni plus ni moins déshérité au profit d’ayants droit indignes. Je « me sens trahi, bafoué, dévasté […] John m’a porté un coup bas fatal», s’exclame le plus jeune. Tout dans cet ouvrage est marqué au fer rouge du sado-masochisme, de telle sorte qu’on devine chez le défunt une volonté posthume d’humilier l’autre.

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Louis-Michel Lemonde, Un amour, 2019 et Jean-Benoit Cloutier-Boucher, Boire la mer les yeux ouverts, 2022

Dans un tout autre registre est paru aux Éditions le Sémaphore en 2022 l’ouvrage de Jean-Benoit Cloutier-Boucher intitulé Boire la mer les yeux ouverts. Le livre n’a rien de gai sinon que l’auteur s’admet tel devant sa mère avec laquelle il connaît un amour fusionnel. Atteinte de la sclérose en plaques, depuis la plus jeune enfance de son fils, la mère n’aura connu de plus fidèle compagnon que lui. L’ouvrage est composé de textes tous brefs, en prose ou poétiques, semés de dialogues et de réflexions. Il s’en dégage une sensibilité extrême, fine, exacerbée parfois par les regrets de l’auteur de ne pas avoir pu se montrer toujours à la hauteur : « Ta voix est un lointain écho. Je m’en procurerais des échantillons pour ne pas que tu t’effaces. »

La quête de l’autre refait surface dans Les garçons interludes de Victor Bégin (Hamac, 2022). L’auteur se souvient des garçons qui ont peuplé sa quête, ces « garçons fuyards pâles comme la brume» « qui cherchent un réconfort rapide et éphémère ». Rencontres fortuites, baises d’un soir, passionnées. Devant ce cumul, Bégin éprouve parfois une certaine tristesse, mais il ne regrette rien, il apprend, dit-il, « la géographie du désir ». D’habiles illustrations de Cole Degenstein ponctuent le tout.

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Gabriel Cholette, Les carnets de l’underground, 2021

Précédemment chez Tryptique en 2021, Gabriel Cholette avait signé Les carnets de l’underground, ouvrage dans lequel il relate le déroulement des scènes dont il avait publié des photos sur sa page Instagram. S’en suivent des évocations de virées nocturnes dans les bars et les clubs de l’underground gai, à Berlin notamment. Dans les dark rooms de ces endroits où n’existe aucune limite, les relations sexuelles sont magnifiées par des drogues abondantes, passant de la kétamine au ghb et le LSD, consommées jusqu’au blackout, Cholette n’offre aucun jugement, il rend compte sans gêne : « Je tombe par terre. M’endors dans mon vomi. » Il se réserve toutefois une pointe d’humour dans la dédicace : « Envoyez pas ça à ma mère. » À cet ouvrage, Jacob Pyne joint des illustrations souvent explicites réalisées à partir de photographies.

Des pissoires et des bars gais de New York aux darkrooms de Berlin, de la honte au constat, voilà le cheminement que la littérature québécoise à thématique gaie a parcouru.

Enfin, comment ne pas conclure par l’essai intitulé « Narcisse et Zéa » que Gabriel Cholette a contribué au collectif L’artiste et son œuvre (dirigé par Jérémie McEwen, XYZ, 2022)? Le narrateur (soit « moi », Cholette) rappelle, dans une conversation avec sa copine Zéa (celle du titre) que Sigmund Freud associait l’homosexualité au narcissisme. Le mythique Narcisse auquel le terme de narcissisme renvoie se serait suicidé parce qu’il ne pouvait pas se conformer à ce que son reflet représentait, soit les attentes de la société (hétérosexuelle).

Serait-ce pourquoi tant de gais cherchent à se comprendre par rapport à la société majoritaire et les écrivains gais à en rendre compte par des récits intimistes? Le narrateur (Cholette) en arrive à croire, en effet, que la difficulté à se conformer aux attentes de la société explique « qu’il y ait autant d’homosexuels qui soient devenus créateurs; des experts du récit de soi, pis, des fois, du récit tout court ».

La boucle serait donc bouclée.

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Notes

Il est à noter que trois œuvres majeures d’Olindo Gratton ont déjà été exposées au musée Pointe-à-Callière :

  1. Voir : J. R. Léveillé, « Rossel Vien, oublié au Québec, méconnu au Manitoba », Nuit Blanche, no 157 (hiver 2020), p. 26-29.

Couvertures reproduites

  1. Édouard Louis, En finir avec Eddy Bellegueule, Éditions du Seuil, 2014, 220 pages.
  2. Luc Mercure, Port de mer, Québec Amérique, 2014, 101 pages.
  3. Luc Mercure, Veiller Pascal, Québec Amérique, 2016. 296 pages.
  4. Luc Mercure, Le goût du Goncourt (vrai fiction), Québec Amérique, 2018, 166 pages.
  5. Nicolas Giguère, Queues, Hamac, 2017, 105 pages.
  6. Nicolas Giguère, Quelqu’un, Hamac, 2018, 57 pages.
  7. Louis-Michel Lemonde, Un amour, Les Éditions du Boréal (collection Liberté Grande), 2019, 105 pages.
  8. Jean-Benoit Cloutier-Boucher, Boire la mer les yeux ouverts, Les Éditions Sémaphore, 1er trimestre 2022, 221 pages.
  9. Victor Bégin, Les garçons interludes, Hamac, 3e trimestre 2022, 64 pages.
  10. Gabriel Cholette, Les carnets de l’underground, Tryptique, 2021, 161 pages.

© Nuit Blanche et Bernard Mulaire, 2023.

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