Conversation avec… Bernard Mulaire

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Une conversation virtuelle entre J. R. Léveillé, écrivain, et Bernard Mulaire, auteur et caricaturiste. Animée par Emmanuelle Rigaud, directrice des Éditions du Blé.

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Emmanuelle Rigaud
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Emmanuelle Rigaud : Roger Léveillé, qui s'entretiendra avec Bernard pour cette conversation, est un auteur de plus d'une trentaine d’œuvres publiées au Manitoba, mais aussi en Ontario, au Québec et en France. Il a écrit dans différents genres, de la poésie, des essais, des romans, par exemple. Roger est diplômé d'une maîtrise en littérature française. Il a été enseignant en Ontario et au Québec, puis il est revenu au Manitoba dans les années 80, où il a poursuivi une carrière de journaliste et de réalisateur à Radio-Canada pendant près de 25 ans.

Roger est récipiendaire de nombreux prix littéraires au national et à l'international. Il a publié cette année un nouveau roman, Ganiishomong.

Je laisse donc maintenant la parole pour cette conversation à Roger Léveillé. Merci beaucoup.

Roger Léveillé
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Roger Léveillé : Merci Emmanuelle et bonjour chers écouteurs et regardeurs qui participez à cette conversation avec Bernard Mulaire. Vous allez, j'espère, me donner deux ou trois minutes pour présenter Bernard. C'est un ami de longue date, et je le considère comme une figure incontournable du développement de la modernité au Manitoba français; alors, il va valoir la peine d'être écouté.

Bernard et moi nous nous sommes connus au Collège de Saint-Boniface où tous les deux nous avons travaillé à faire des dessins, des illustrations pour nombre de petits cahiers de classe des Éléments latins jusqu'à la Versification [de la 7e à la 10e année scolaire]. Par la suite, nous nous sommes retrouvés tous les deux au journal Frontières où il a été illustrateur ou caricaturiste et moi caricaturiste ou illustrateur, nous sautions l'un et l'autre d'une chose à l'autre. Mais lui il le faisait avec infiniment plus de talent que je ne pouvais le faire et il a continué cette qualité de caricaturiste dans le journal La Liberté.

Ses caricatures étaient un petit peu le front, l'avant-garde de la révolution visible culturelle au Manitoba français, à un tel point que La Liberté, pour ainsi dire, l'a mis à la porte. Il s'est retrouvé au journal Courrier de St-Boniface où ses caricatures ont continué à représenter, à être la face visible de cette révolution qui était menée au journal par Raymond Hébert qui était le directeur du journal et qui était le premier à lancer dans le journal cette révolution qu'il a menée évidemment avec d'autres comme Roger Boulet et Bruno Lagacé et éventuellement Rossel Vien qui a pris la relève de la direction des mains de Raymond Hébert. À bien des égards, les caricatures de Bernard Mulaire ont servi d'assise ou ont ouvert la porte tout au moins à celles de Réal Bérard, à son « Cayouche », un personnage maintenant implanté dans la culture franco-manitobaine.

Dès les années de Collège, Bernard a ouvert un atelier au collège où les gens pouvaient travailler à des œuvres céramiques, en sculpture, des dessins, etc. Il a organisé des expositions d’artistes estudiantins au Collège de Saint-Boniface et, peut-être de façon plus importante en 1965, à l'ancienne bibliothèque de Saint-Boniface, la première exposition d'artistes franco-manitobains qui regroupait 16 artistes parmi lesquels on retrouvait, maintenant malheureusement, le défunt Joe Fafard. Par la suite, il a mis sur pied d'autres expositions, parfois avec l'appui de certains artistes comme Roger Boulet… C'est une tradition que d'autres aussi ont continuée. Roger Lafrenière, lui-même intervenant, a mis sur pied des expositions, par exemple au premier centre culturel de Saint-Boniface.

C'était important parce que lorsqu'on a commencé à penser à un centre culturel franco-manitobain, on avait prévu de la place pour la musique et le théâtre, mais, de façon étonnante, on n’avait pas conçu un espace convenable pour une galerie d'art. Bernard a dû lutter longtemps pour s'assurer qu'il y ait un espace créé — peut-être pas tout-à-fait, au départ, comme il l'aurait voulu lui-même — pour les arts visuels. Il a finalement mis sur pied les premiers programmes avec des expositions, des catalogues qu'il faisait publier aux Éditions du Blé dont il est d'ailleurs un membre fondateur.

Bernard a fait des études en beaux-arts à l'Université du Manitoba, ensuite au Tyler School of Art à Philadelphie et également à Rome. Il est revenu et a fait un diplôme en histoire de l'art à l'Université du Québec à Montréal. Il avait lui-même, évidemment comme artiste, une pratique. Ses dessins étaient recherchés. Il était représenté par une des galeries les plus réputées à Toronto, la Galerie Moos, et on s'arrachait ses dessins. Il a continué cette pratique pendant plusieurs années avant de mettre son temps à son œuvre comme historien et critique d’art. Il a écrit un livre sur Olindo Gratton qui est son arrière-grand-oncle [Éditions Fides, Montréal, 1989]; il a publié le catalogue aux Éditions du Blé sur Suzanne Gauthier; il a écrit des dizaines d'articles dans des dictionnaires et répertoires réputés internationaux, sur une foule d'artistes, mais en particulier de l'Ouest canadien, qui lui doit cela… des artistes parfois méconnus, mais qu'il a fait connaître.

Dans la même veine, il a continué une espèce de pratique archivistique en faisant des dons au Centre du Patrimoine. Le fonds de ses œuvres personnelles y repose. Il s'est aussi assuré que les artistes franco-manitobains soient représentés dans les collections de galeries importantes, évidemment celle du Centre culturel franco-manitobain, celle de la Société historique de Saint-Boniface, du Winnipeg Art Gallery, entre autres. Ces choses-là sont des dons incroyables. Bernard, non seulement en art mais aussi par ses écrits, a occasionné, entraîné le développement de la culture franco-manitobaine dans tous ses éléments.

On retrouve beaucoup de ces éléments dans ses dernières publications dont Flâneries et souvenances qu'il a fait paraître aux Éditions du Blé il y a environ deux ans. C'est un livre qui, au départ, peut paraître un peu disparate. Il est plein de petits articles, certains tout créés pour ainsi dire, d'autres qui reflètent des souvenirs personnels, des incidents personnels. Il revoit l'histoire de sa famille, parfois des éléments de la nation métisse, et je pense qu'on peut tenir ce livre… [interruption technologique]. Voilà Bernard, il me semble que ce livre fin et raffiné est un peu une autobiographie, conçue différemment, de ta personne et de ton parcours et de ta vision.

Bernard Mulaire
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Bernard Mulaire : On me pose une question? [Sourire]

Roger : Oui! J'aimerais que tu me dises si tu tiens ce livre là comme une espèce d'autobiographie parce qu'il me semble très personnel.

Bernard : C'est un livre qui est un peu un ovni pour moi et pour les Éditions du Blé. C'est un livre qui est ni un journal, ni vraiment une autobiographie, mais qui est constitué de courts textes qui révèlent des bribes de mon parcours. L'idée n'était pas de publier une autobiographie. J'avais pas du tout ça en tête et même j'avais pas prévu publier ce livre-là. Ce n'était pas un projet que j'ai entretenu. C'est que, pendant huit ans, comme passe-temps, je me suis adonné à mettre sur papier des souvenirs, à essayer de raconter des choses que j'avais vues dans la journée. C'était seulement un passe-temps … c'est l'amour de la langue qui me guidait. J'ai, n'est-ce pas, gagné ma vie à Montréal pendant 20 ans en étant correcteur d'épreuves à l'Institut canadien des comptables agréés. La comptabilité, la vérification ne m’intéressaient pas du tout; ce qui m'a intéressé, c'est la langue française. C'est sur ce plan-là que je travaillais.

Quand j'ai commencé à écrire des petits textes, c'était bien différent des textes en histoire de l'art que j'écrivais. Là, mon projet à moi était simplement de cerner un souvenir, une scène ou quelque chose que j'avais vu et d'essayer de cerner l'émotion, le sentiment que j'en gardais. J'aurais pu raconter être allé acheter une chemise à la Baie, mais c'est pas ça qui était intéressant à livrer, c'est l'émotion qui m’était restée d'un p'tit événement banal comme ça. Finalement, il est arrivé que j'en avais plusieurs de ces textes qu'au départ j'appelais des « petites histoires ». Puis là, la suggestion m'a été faite : « Pourquoi pas en faire un manuscrit peut-être pour les Éditions du Blé? » Cela a lancé tout un questionnement parce que je m'étais imposé aucune censure quand j'ai écrit ces textes-là. Oui, ces textes parlent de ma famille, parlent d'une arrière-grand-mère métisse, mais, surtout, ils parlent de moi, de mon trajet à moi. Et puis, on l'a bien mentionné, c'est un questionnement sur mon identité sexuelle. C'est absolument au cœur de ce livre-là.

Il y avait donc des choses qui étaient très compromettantes dans mes textes, alors quand on m'a suggéré d'en faire un manuscrit, ç'a été tout un moment de questionnement. Est-ce que, moi, j'étais prêt à faire ça, même si à l'époque j’avais presque 70 ans? C'est pour dire quand même que mon un trajet qui a été long et difficile. Mais je suis extrêmement content de voir où ça m'a amené. Finalement, je me suis dit : « Dans la vie on avance, on ne recule pas », alors j'ai soumis l'ensemble des textes aux Éditions du Blé. Et les Éditions du Blé les ont acceptés et ç'a donné Flâneries et souvenances. Le but, ce n'était pas d'écrire une autobiographie. Il n'y avait aucun but non plus de livrer une leçon à la jeunesse, un témoignage qui allait être inspirant. Il n'y avait aucunement cette idée-là.

On m'a suggéré, à un moment donné, d'en faire une autobiographie. Mais je me suis rendu compte que ça n'avait aucun sens parce que je n'avais pas écrit des textes sur toutes les étapes de ma vie. Il aurait fallu que j'en rédige des nouveaux pour essayer de m'assurer qu'au chapitre III, il y avait autant de textes qu'au chapitre IV, alors que ce n'était pas du tout mon intention. Et j'ai laissé les textes dans leur ordre d'écriture, avec la date de l'écriture pendant huit ans parce que, pour moi, l'important ce n'était pas les anecdotes, c'était l'écriture. C'est ce que je voulais souligner en n'en faisant pas une autobiographie et en ne changeant pas l'ordre des textes. On m'a laissé entendre aussi quand on m'a fait la suggestion de soumettre un manuscrit, qu’il y avait une qualité littéraire. Si on ne m'avait pas fait cette suggestion, je ne l'aurais pas soumis. J'avais aucune intention de dire aux gens : « Bien oui, j'ai fait des études à Rome… » C'est pas important ça. L’important, c'est ce qui m'est arrivé quand j'étais dans ces endroits-là et l'émotion qui m'est restée.

Roger : Justement, à cet égard, quand j'utilisais le terme « autobiographie » — Bernard, tu me connais, je ne suis pas tellement intéressé à la bureaucratie des dates et de l'évolution de toute notre vie —, c’est l'« autobiographie » dans le sens que tu l'as évoqué, de ton intimité, de ta réaction aux choses. James Joyce disait que la véritable écriture, c'était essentiellement la courbe d'une émotion, et c'est ce qu'on retrouve dans ton livre comme tu viens de le laisser entendre.

Tu as également fait allusion à la qualité de l'écriture. C'est un élément fondamental pour toi et je trouve évidemment que l'écriture de ce livre est celle d’une écriture très fine, le mot est toujours juste. Il y a aussi un élément… ce n'est pas tout simplement de raconter des anecdotes, mais de création, qui est très touchant. Tu racontes, par exemple, dans « L'amie Pauline », cette conversation au téléphone avec Pauline. Et il y a des pièces de pure création comme celle sur Andy Warhol [page 129]. L'importance de cette chose-là, je pense qu'on la trouve aussi dans cette pièce – j'oublie comment elle s'appelle – où tu as presque été publié par le New Yorker [« Comment le New Yorker m’a presque publié », page 93]. Il y a quand même un souci littéraire dans l'ensemble de cette entreprise et je pense que l'écriture comme telle est fondamentale à ce bouquin.

Bernard : Je te remercie beaucoup Roger. Oui, en effet, il y a des choses qui sont compromettantes, assez lourdes. Mais il y a aussi des choses qui sont très légères. Il y a beaucoup d’humour là-dedans. Il y a beaucoup d'amour. Il y a une petite fille que j'adore, la petite fille d'amis à Paris, cette petite Loïs apparaît dans le livre. Donc, c'est presque un inventaire de mes émotions. Mais je l'ai pas prévu. J'ai pas fait une liste au départ : « Bon, bien là, il faut que j'aie un élément comique », le comic relief, après des sujets trop sérieux. Il n'y a rien qui n'a été prévu. Ça suit tout simplement le chaos qui est l'ordre des souvenirs. On ne sait pas pourquoi tel jour on se souvient de telle chose et puis ça va nous amener peut-être à nous souvenir d'autre chose. Tout est éclaté dans le temps, dans les lieux. On lit ça, un jour on est à Philadelphie, le lendemain on est à Montréal, après on retourne à Saint-Boniface, à un moment donné on arrive à Toronto. C'est mêlant parce que c'est dans l'ordre du chaos des souvenirs qui ne s'expliquent pas non plus. J'ai rien changé. Certains lecteurs m'ont dit que c'est ce qu'ils ont aimé.

On m'a dit que certains de ces petits textes étaient comme des petits films. On commence à les lire, on ne sait pas où ça va nous mener. Il y a toujours aussi – comme là je suis en train de développer -- on voit ça dans les textes – qu’il y a toujours une espèce de mise en scène qui va finir par aboutir là où je veux aller. Et ça, ça va se manifester dans la chute des textes, ce qui, encore une fois, n'a jamais été prévu. C'est ma façon de penser, de décrire quelque chose. Et là, à un moment donné, on arrive à la chute qui peut être très surprenante et, finalement, la chute va révéler l'intention du texte.

J'ai pris beaucoup de plaisir à écrire ces textes; je les ai écrits dans ma tête d'abord. Bon bien, là, je suis sur le tapis roulant au gymnase et, dans ma tête, j'essaie de prévoir la phrase, l'entrée en matière, cette fameuse première phrase parce que tout découle de la première phrase. Comment est-ce qu'on va entrer dans le sujet?

Là, je suis en train de faire du tapis roulant, puis je passe les phrases dans ma tête, et je change les mots. J'ai fait ça pendant huit ans pour tous les textes. Je me relisais continuellement aussi. Publier Flâneries et souvenances est un cadeau de la vie. Comme d'ailleurs mon livre Caricatures qui a été publié aux Éditions du Blé en 2016. Ce sont pas des choses que j'ai prévues. Ce sont des choses qui sont arrivées à un moment donné. Des suggestions m’ont été faites, j'ai dit oui, j'ai envoyé le manuscrit, et puis ç'a donné ça. J'ai appelé Flâneries et souvenances l'aboutissement de ma vie, le couronnement de ma vie. Que j'aie réussi à faire ça? Il fallait d'abord que j'aie 70 ans. Je n'aurais jamais pu faire ça avant parce que je n'avais pas le vécu, je n'avais pas les émotions. Je suis encore en vie, je ferai encore des choses, mais Flâneries et souvenances est un aboutissement.

Roger : Tu as fait allusion, probablement dans la première question, à un élément qui me semble très important sur lequel j'aimerais diriger la conversation. Dans un texte de ton livre qui s'appelle « La gaieté et la révolution tranquille au Manitoba » [page 59], tu soulèves quelque chose qui n'a pas été assez suivi par les chercheurs. Je pense que c'est quelque chose de fondamental et qui mérite aujourd'hui même une réflexion et un développement. Tu dis, page 60 : « Voilà ma thèse. La révolution tranquille au Manitoba français a dû quelque chose à l'éveil de l'homosexualité parmi les siens, à son esprit contestataire. » Et en effet, grand nombre de personnes gaies ont participé au discours sur la révolution tranquille. Ç'a peut-être pas été un discours disons de révolution homosexuelle, mais des gais ont participé au discours de la révolution tranquille.

Bernard : Pour les gens qui nous écoutent, « La révolution tranquille au Manitoba français » renvoie à la remise en question du fonctionnement de la communauté canadienne-française au Manitoba qui était beaucoup dirigée par le clergé, par l’archevêché. Dans les années 70, il s'est fait un remue-ménage, une remise en question de tout ça. Celui qui a lancé cette idée de la révolution tranquille au Manitoba français, c'est Raymond Hébert. Son livre, publié aux Éditions du Blé en 2012, est un livre magistral que je recommande à tout le monde et qui retrace toute l'histoire des années 60-70 à Saint-Boniface surtout, au Manitoba français. J'ai dévoré son livre parce que je connaissais tout ce monde-là, pas intimement, mais je me voyais dans ce monde-là.

Donc, ça m'a rappelé des souvenirs et puis, en plus, Raymond a publié huit de mes caricatures. C'était extraordinaire, en quelque sorte un mini-porte-folio de mes caricatures. C'est là qu'il présente mes caricatures comme étant un témoin visuel de cette époque. Il faut que je rappelle que je n’ai pas fait mes caricatures en pensant que j'allais devenir un témoin visuel. Quand on est jeune, on ne pense pas à ces choses-là. C'est plus tard que, peut-être, quelqu'un va venir et dire : « Justement… » Dans son livre, Raymond présente la remise en question du fonctionnement de la communauté dans le contexte des années 60-70 : révolutionnaires partout dans le monde. Chez les jeunes partout, mai 68 à Paris, le Make Love Not War, tout ce qui se passait dans ces années-là. De même aussi sur le plan de la révolution des mœurs sexuelles, la pilule contraceptive, etc.

L’idée qui m’est alors venue à l'esprit, que j'ai rappelée dans Flâneries et souvenances parce que j'en avais parlé avec Raymond par après, dans des conversations et des échanges de courriels, c’était qu’il y avait beaucoup d'homosexuels à Saint-Boniface. Ce n'est pas une question, comme on dit en anglais, de faire du outing parce que ça, c'est du domaine privé. C'est très délicat parler de ça, mais on le sait tous que dans le monde de la culture, il y avait beaucoup d'homosexuels. Beaucoup venaient du Québec pour travailler à la radio, à la télé naissante. Il y avait toujours des Québécois qui arrivaient, qui venaient travailler et qui étaient beaucoup plus affirmés, eux autres, beaucoup plus ouverts dans leurs affirmations sexuelles. C'est sûr que cette combinaison-là a joué un rôle dans la remise en question au moment de la révolution tranquille au Manitoba français.

Et comme tu dis, Roger, c'est pas qu'il y avait comme aujourd'hui une affirmation homosexuelle. Il n'y avait pas de drapeau, il n'y avait pas de lieux de rencontre… mais il y a un esprit critique à être homosexuel parce qu'on est, par définition-même, à la marge de la société. Être homosexuel, ce n'est pas participer à la vie hétérosexuelle de la société. On est tous à la marge et puis ça amène à avoir un regard sur ça, un regard voyeur, un regard peut-être qui devient critique. On regarde quelque chose qui ne nous inclut pas. Donc, on développe malgré nous un esprit critique par rapport à ça. C'est ça que je pose comme thèse. « Est-ce qu’en fait, l'esprit critique des homosexuels à l'époque n'a pas contribué à la révolution tranquille au Manitoba français? »

Roger : Excellente réponse Bernard, un grand sujet. Je passe à autre chose parce que le temps file toujours et je suis certain qu'il y aura des questions à la fin de notre Conversation... Tu étais artiste, alors je pense qu'il faut quand même parler un petit peu de ton œuvre. Peut-être brièvement, parler des caricatures, de ton goût pour la caricature, du trait. Parce que, par la suite, tu as été plus dessinateur, disons, que peintre. Est-ce que ce goût du dessin découle, ce goût pour le trait de capter des gens par quelques traits, ne découle pas de la caricature?

Bernard : Ben, oui…, j'ai toujours été dessinateur, même jeune… comme enfant je dessinais. C'est plutôt l'expression graphique qui m'a intéressé. Quand j'ai fait les beaux-arts, j'ai suivi des cours de peinture et même avant quand j'étais au Collège, je faisais des peintures, mais je n'ai jamais été peintre. Je n'avais pas vraiment le sens des couleurs, et puis, ensuite, j'ai découvert aux beaux-arts que je n'aimais pas travailler avec un pinceau. D'abord, il y avait le pigment, la peinture elle-même, je mettais ça sur la toile. Ah, je détestais ça parce que ça venait couvrir le support. Tout de suite, j'enlevais la peinture avec une guenille parce que je détestais cet empâtement. On n’est pas très peintre quand on fait ça et puis, ensuite, je n’aimais pas que les poils étaient mous. J'arrivais avec mon pinceau sur la toile et ça s'écrasait sur la toile. Je détestais ça.

Alors, j'ai compris que ce que j’aimais, c'était un crayon bien pointu qui touche la surface et qui reste là. Les dessins que j'ai faits me prenaient deux mois à faire… ce sont des couches successives de mines de plomb sur le papier faites de façon tellement méthodique… qu'on altère pas du tout la surface du papier. Ce n'est pas une question de frotter fort avec le crayon dans le papier, de creuser dans le papier, non. Ça reste sur la surface. C'est ce que j'ai adoré faire. Les caricatures, c'est ça aussi, c'est du dessin, du trait. Je faisais des caricatures qui étaient beaucoup basées sur le trait, sur le contour. Je peux pas l'expliquer, c'est juste ma façon de faire.

Roger : Tu as eu une carrière, mais aussi une réputation. Il est vrai que tes dessins étaient recherchés. Et puis soudainement, tu as décidé de passer à autre chose.

Bernard : Oui, c'est un peu dans mon parcours aussi, d'entreprendre quelque chose et, puis, à un moment donné, de tout arrêter. J'avais 35 ans, j'ai tout arrêté, j'ai fermé mon atelier et je n'ai plus jamais fait de dessin. Les gens me demandent : « Ah, fais-tu encore des croquis? » Non, j'ai jamais fait de croquis depuis l'âge de 35 ans. Bon, peut-être pour expliquer que mon puits de lumière coule, je vais faire un dessin pour les copropriétaires de mon condominium, mais j'ai jamais fait de dessin depuis... Je ne pouvais pas aller plus loin. Il y avait aussi quelque chose concernant le sujet … dans la vie on arrive à des moments où on a épuisé un sujet et on doit passer à autre chose. Parce qu’on grandit, on va vers autre chose. C’est peut-être des événements qui nous forcent vers ça. C'est ce qui fait que j’ai complètement arrêté.

Puis, j'avais commencé à m'intéresser à l'histoire de l'art. Comme tu dis, Roger, j'ai travaillé sur mon arrière-grand-oncle Olindo Gratton, sculpteur à Montréal. Peut-être qu'il y a un trait qui traverse tout ça, un caractère obsessif. Je suis un obsessif. Alors le dessin : passer deux mois à tranquillement appliquer du graphite, y aller trait par trait. Le travail que je fais en histoire de l’art, c'est de la recherche de dates, de renseignements, là aussi c'est très obsessif. Peut-être qu'on verrait ça aussi dans Flâneries et souvenances, vouloir me souvenir et cerner des émotions. Alors, c’est ça : je suis un obsessif-compulsif et j'ai essayé de vivre ça de façon positive. [Humour]

Roger : Parlant d'obsession, qu'on pourrait peut-être appeler détermination, on peut faire un p'tit tour en arrière parce qu’il a fallu que tu sois déterminé pour faire bouger les choses pour que, finalement, on aboutisse à avoir une galerie d'art au Centre culturel franco-manitobain. Ce n'était pas gagné au départ. Puis, si ça n'avait pas eu lieu, qui sait où en seraient rendus les arts visuels au Manitoba français aujourd'hui. Sans doute ils existeraient, mais ils auraient peut-être pris plus de temps à se développer. Peut-être que tu pourrais nous évoquer largement cette période.

Bernard : Ouain, ben, j'étais pas seul, hein? Il y avait des artistes peintres... toute la réflexion sur le besoin d'avoir un centre culturel… Ç'a commencé d'abord par un premier centre qui a été aménagé dans un ancien couvent. Ensuite, il y a eu le projet de construire le centre culturel qui existe aujourd'hui. Il y avait dans la communauté des groupes culturels déjà structurés qui s'occupaient de danse, de théâtre, de chant. Le seul domaine qui n'était pas structuré, c'était le domaine des arts plastiques. On n'avait pas, nous, de groupe qui se rassemblait avec un président, etc. Le centre culturel actuel n'a pas été conçu du tout pour accommoder des artistes en arts visuels. Le centre culturel actuel a été conçu pour faire de la location de locaux. C'était le seul but du centre. Ce n'était pas de créer du contenu. C'était de louer des espaces pour que des groupes les louent et fassent du contenu.

Nous, on est arrivés là-dedans un peu comme un cheveu sur la soupe. On voulait avoir une galerie d'art et, finalement, tout ce qu'on a obtenu, c'est une salle des pas perdus. Une salle entourée de portes qui permettaient de traverser d'une section à l’autre du centre, d'aller au théâtre, de monter en haut, et ils nous ont dit : « Ça va être une salle d'exposition. » Ça ne pouvait pas être une galerie. Finalement, des artistes m’ont proposé, ils ont donné mon nom, pour que j'en fasse une galerie. C'est pour ça que j'ai été embauché. On a essayé de refaire les murs, mettre des panneaux sur les murs pour qu'on puisse accrocher des choses, acheter des vitrines, revoir l'éclairage. C'est comme ça que cette salle des pas perdus est devenue une galerie d'art. Il y a toujours eu des problèmes de sécurité parce qu'on ne pouvait pas barrer toutes les portes.

Ç'a été un moment extraordinaire, pour moi. Quand on est jeunes, on ne se pose vraiment pas de questions. On est tellement exaltés, hein? On est tellement enthousiasmés, on a la chance de faire quelque chose, on pense qu'on peut tout faire à part ça. Au Collège, on nous avait dit qu'on était les leaders de demain, des chefs de fil. Les jésuites nous ont boostés à penser qu'on pouvait tout faire. Alors là, on avait l'occasion.

Avant, quand on demandait aux artistes d'exposer (au premier centre culturel), on disait : « Bon, bien, demain, le Secrétaire général du Canada vient visiter, alors, les artistes, arrivez avec vos marteaux et vos peintures, et accrochez-les dans les corridors. » C'est ça qu'on faisait et dès que le Secrétaire était parti, on nous disait : « Enlevez vos affaires et retournez chez vous. » Mais nous, on voulait une vraie galerie avec des vraies expositions, un programme d'expositions avec des vernissages, avec des catalogues. Et c'est ce que j'ai fait. Et puis, à un moment donné, j'ai tellement bien fait que le Centre culturel franco-manitobain a fait faillite et j'ai perdu mon emploi. Hahahaha!

Énormément de plaisir!

Le vernissage de Réal Bérard, justement… c'était très canadien-français. Au vernissage, on a servi du Caribou. Toute la fine fleur de Saint-Boniface a assisté, les juges, les médecins et tout ce que tu veux. Finalement, il y avait plus de cent personnes : l'exposition inaugurale de la nouvelle salle d’exposition, au Centre culturel. C'était surveillé, et Réal était tellement sympathique, ses œuvres étaient tellement abordables : les vrais Canadiens français dans leurs traditions et les Métis et tout ça. On a donc bu du Caribou, du vin blanc avec de l'alcool pur! Après ça, on a eu peur que nos invités aient des accidents en retournant à la maison.

On ne pourrait plus faire ça aujourd'hui. [Sourire]

Il y avait aussi Lionel Dorge là-dedans. Il ne faut pas oublier ce cher Lionel qui a été fondateur aussi des Éditions du Blé. C'était lui le directeur. C'est avec Lionel qu'on faisait les catalogues et qu’on a tout manigancé, le Caribou, les galettes métisses. À chaque exposition on a eu un invité de marque. On a eu le consul de France pour l’exposition d'Hubert Garnier. C'était vraiment extraordinaire. Une belle période. Une bien belle période.

Je suis content que ç'a continué. Et puis, je vais me flatter : à ce moment-là, j'ai pu convaincre que le Centre culturel se crée une collection d’œuvres d'art. C’est pendant mes expositions qu’on a commencé ça et je pense que le Centre a aujourd’hui 350 œuvres dans sa collection.

Roger : Un dernier souvenir avant de te demander de lire quelque chose. Justement touchant les arts visuels, la première exposition d'artistes francophones du Manitoba que tu as mise sur pied, ça devait être quelque chose quand même pour toi de rassembler tous ces gens-là, de t'organiser pour que Mme Boutal accepte de présider, elle qui était la grande doyenne des arts au Manitoba français.

Bernard : Eh oui, là on remonte à 1965. Au Collège, je suivais un cours en sociologie. Comme projet, je m'étais donné d'interviewer des artistes, chez les jeunes. Ç'a commencé comme ça, puis ç'a donné lieu à une exposition. Oui, on pensait vraiment faire quelque chose de marquant parce qu’il n'y avait jamais rien eu du genre et, là, on rassemblait toute cette jeunesse dont, justement, Joe Fafard et puis vous-même monsieur Léveillé et tant d'autres, Roland Mahé, Claude Dorge, Pauline Morier…

C'étaient des moments vraiment exaltants. C'était tellement un petit milieu. On pouvait faire des choses et ça avait des résonances. On a été très chanceux de pouvoir faire des choses pareilles.

Roger : T'as participé au développement de la production culturelle. Elle a toujours existé, mais on dirait qu'elle a pris une certaine fermeté dans la modernité qui a commencé dans les années 60. Toi qui étais au fond de cette révolution-là. Mais écoute, les gens vont sans doute avoir des questions, alors je te demanderai de lire un petit extrait pour qu'ils goûtent à ta parole et à ton écrit, ou une autre chose si tu veux, la Bible ou je ne sais pas trop quoi, mais moi je dirais Flâneries et souvenances.

Bernard Mulaire
Bernard Mulaire, capture d'écran Vimeo

Bernard : Je pourrais lire un passage de Ganiishomong ... Hahahaha…

Roger : Allons avec Flâneries et souvenances.

Bernard : Alors, oui. Je vais en lire deux. Ça va? Ils sont tout petits :

« Puerto Vallarta » (page 20)

« Une veille de Noël à Puerto Vallarta avec les amis André et Alain. Les pieds dans le sable, sous une paillote; des langoustes bien arrosées. Le long de la mer, les palmiers se dressent devant le ciel noir et les eaux infinies. Une brise caressante, si chaude pour nous venus du Nord. C'est le paradis. Un peu plus loin, derrière la clôture, des enfants tendent la main. »

[Ému] Aye, aye, aye. C'était le but d'écrire ces choses-là… cerner l'émotion. Quand je les lis, ils m’émeuvent. J’ai dû avoir réussi.

« Quando calienta el sol » (page 21)

« Une soirée chaude à Puerto Vallarta, durant les Fêtes. J'avais laissé André et Alain seuls dans la chambre. Je me réjouissais pour eux. Moi, je flânais sur la promenade le long de la plage. D'un côté, des condominiums et de grands hôtels illuminés. Par les fenêtres des restaurants, je voyais des familles entières, grands-parents, enfants, petits-enfants attablés, partageant, me semblait-il une même joie. Des Américains sans doute.

« Je me suis arrêté sur un pont des amoureux, contemplant le coulis d'eau en dessous. Des jeunes sont passés. Des couples en lune de miel, je suppose. Un des garçons m'a touché à l'épaule. Je me suis retourné. Il a souri. Dans la cour intérieure d'un bar, un guitariste chantait Quando calienta el sol aquì en la playa... mélodie que je fredonnai longuement par la suite. »

Roger : C'est beau. Aye, saurais-tu retrouver rapidement la section « L’amie Pauline », sais-tu à quelle page c'est? Tu pourrais lire au moins la conversation téléphonique.

Bernard : Attends une minute… Où vais-je trouver ça? Malheureusement, il n'y a pas de table des matières.

Roger : T'en n’a pas voulu.

Bernard : Je ne sais pas où elle est.

Roger : J'aurais dû la noter, mais euh ... J'essaie de la retrouver, tu pourras la lire à la fin. On va demander à Emmanuelle peut-être ...

Emmanuelle : Roger Boulet demande, ce n'est pas vraiment une requête, c'est plutôt qu'il faudrait mentionner le « Krysdamodybo Show ». [Voyant la réaction de Bernard] Je crois que ça éveille… ça sonne des cloches.

Bernard : [Sourire] Ah bien, c'est une exposition que, en fait oui, j'ai organisée avec d'autres personnes, avec Raymond Brunet… et puis il y avait… euh ... Roger Boulet peut-être… On est au début des années 70. On était les artistes canadiens-français inscrits à l’école des beaux-arts de l'Université du Manitoba. On était les frogs d'une manière, et on avait organisé l'exposition dans une galerie d'art. Un jeune tenait cette galerie [Darrell Perfumo] et on avait appelé notre exposition « Krysdamodybo Show » [prononcé à la française]… en souvenir de l'événement mémorable qui avait eu lieu à Montréal, l’« Osstidcho », avec Robert Charlebois, puis Mouffe, et ces gens-là. Nous autres, on avait appelé notre exposition le « Krysdamodybo Show ». C'était un peu plus vulgaire que l’« Osstidcho », mais c'était de voir les anglophones qui essayaient de prononcer ça [à l’anglaise] : « What’s the Christ da moe dY Bo Show? » Ça été notre petite farce entre nous. Mais au vernissage de cette exposition, Tony Tascona est venu. C'était un artiste vraiment très reconnu de Saint-Boniface qui n'était pas francophone, mais un artiste important à Saint-Boniface. Il était venu voir l'exposition des « jeunes artistes ». Je m’en souviens…

Roger : « L'amie Pauline » est à la page 230.

Bernard : Pauline, c'est une très grande amie. On se connaît pas depuis aussi longtemps que toi et moi, mais depuis l'exposition de 1965, je pense. Nos mères se connaissaient, on entendait parler l’un de l’autre. Tu dis 260?

Roger : Non, 230. « L'amie Pauline », page 230.

Bernard : Bon, ahaha…

« En ce jour que j'écris, l'amie Pauline et moi nous connaissons depuis plus de 50 ans. Généreuse, toujours prête à rire, Pauline affiche une candeur désarmante. Nous sommes à l'ère du téléphone :

« Sonnette : Drigne

« Moi : Allô.

« Pauline : Bernard?!?

« Moi : Oui

« Pauline : Qu'est-ce que tu fais là?

« Moi : Ben ... je suis chez moi.

« Pauline : Je pensais que tu serais absent.

« Moi : Alors, pourquoi tu m'appelles? »

Bernard : Hahaha

Roger : Ce que je trouve merveilleux, c’est le sens de l’humour, évidemment, mais avec quelques traits d’écriture, tu réussis à capter toute une personnalité et, aussi, le lien entre les deux personnes que vous êtes.

Bernard : Qui est resté jusqu’à ce jour.

« Sonnette : Drigne

« Moi : Allô.

« Pauline : Son chat est mort.

« Moi : Le chat de qui?

« Pauline : De Mme Lavoie.

« Moi : Qui est Mme Lavoie?

« Pauline : Ma voisine.

« Moi : Ta voisine qui habite à gauche de chez toi?

« Pauline : Non, la dame que je croise dans la rue.

« Moi : Ah ... »

Hahaha! … J'espère que Pauline nous écoute.

Emmanuelle : Oui, elle nous écoute et elle écrit des petits commentaires. J'ai une autre question pour vous Bernard. Une question de Gabor Csepregi.

Gabor Csepregi : « Bernard, vous avez si bien et avec tant de passion parlé de vos expériences, quels sont vos plans de l'avenir en tant qu'artiste, écrivain et historien? »

Bernard : Là, oui, c'est une très grande question. En fait, je n'ai pas de projet. Je n'ai pas l'intention d'écrire une suite à Flâneries et souvenances. Je viens de terminer quand même comme un cycle. J'ai publié une dizaine d'articles sur le site Web du Centre du Patrimoine de la Société Historique de Saint-Boniface. Des articles très très fouillés, très longs qui portent sur les arts dans l'Ouest canadien qui m'ont amené à me pencher sur l'histoire des Métis dans l'Ouest.

J'ai l'impression d'être arrivé au bout d'un cycle et, donc, je n'ai pas d'autres sujets pour le moment. Et puis, je vais lancer ce mot : le Centre du Patrimoine a fait une collecte de fonds pour son nouveau site Web. Pour moi, ç'a été une occasion en or de pouvoir publier mes textes sur la page Facebook du Centre. Alors là, j'encourage de faire des dons pour qu'on retrouve un beau site Web performant qui me permettra de publier d'autres articles. Hahaha!

Emmanuelle : J'ai une super question que pose Émilie Lemay. Émilie est une artiste de chez nous Bernard. Je ne sais pas si vous avez eu l'occasion de voir ses toiles qui sont vraiment splendides, de très beaux paysages manitobains. Elle dit : « Quelle perle ces bribes de témoignages d'une vie fascinante. J'aimerais savoir si Bernard a déjà considéré d'écrire un livre d'histoire de l'art manitobain des débuts à aujourd’hui pour faire suite aux excellents catalogues qu'il a écrits sur ses expos au CCFM. »

Bernard : Ben… non [sourire]. Je n'ai pas l'intention de le faire. J'ai quand même écrit beaucoup sur les arts au Manitoba français… Je fais ici la promotion de mon site Web [Bernard Mulaire : Publications sur les arts, www.bernardmulaire.ca] où j'affiche les textes que je publie. Il y en a, à ce jour, près de 87 entrées dont l'une renvoie à un dictionnaire pour lequel j'ai écrit à peu près 60 textes. La moitié de tout ça traite des arts chez les francophones du Manitoba et de l'Ouest canadien. Il y a dans tout ça beaucoup d’information, mais je n'ai pas l'intention d'entreprendre un travail aussi monumental qu’un historique des arts au Manitoba.

Emmanuelle : C'est vrai que c’est un travail qui demanderait beaucoup de temps et de patience, ça serait tout une affaire. Allez farfouiller dans les différents travaux de Bernard, de tout ce qu'il a écrit jusqu'à présent, les articles et autres. Il y a plein à lire sur les artistes de chez nous.

Je jette un petit coup d’œil, je pense que nous avons une autre question un peu longue. OK.

Bruno Lagacé : Ma question s'adresse autant à Roger qu'à Bernard.

Emmanuelle : Alors messieurs, préparez-vous.

Bruno Lagacé : Il semble y avoir deux orientations fondamentales dans l’écriture, l'une ésotérique, l'autre terre-à-terre.

L'ésotérique qui me paraît axée sur le littéraire, c'est dire sur la maîtrise des mots, la beauté et la qualité de la parole telles que l'on trouve entre autres chez un Bernard Pivot ou un J.R. Léveillé.

Le terre-à-terre qui est axé sur la vie telle que l'auteur la perçoit dans son vécu que l'on trouve, entre autres, chez un Rossel Vien ou un Bernard Mulaire.

Comment percevez-vous cette façon de voir l'écriture ?

Emmanuelle : Je passe la parole à Bernard en premier.

Bernard : Oui, il y a quelque chose d'assez fondamental dans notre différence de percevoir les choses, Roger et moi, même si on s'admire toujours. On s'est toujours admirés et appuyés. Roger a parlé de détermination. Lui-même a aussi fait preuve de beaucoup de détermination et c'est ce que j'aime chez lui, et je suppose que c'est ce qu'il aime chez moi. Roger a une approche très littéraire de l'écriture, il a une connaissance, une culture littéraire époustouflante que je n'ai pas. Roger… il répondra pour lui-même… s'abreuve beaucoup à la littérature. C'est sa matière. Tandis que moi, ce qui m'intéresse, ç'a été, comme on le voit dans Flâneries et souvenances (qui est mon œuvre littéraire… les autres choses ne le sont pas), ç'a été mon rapport avec le monde, ce sont mes sentiments, mes émotions, comment j'ai perçu. Et il y a là-dedans mon parcours d'affirmation identitaire, sexuelle.

Je pense que tout ça est reflété dans Flâneries et souvenances. Le livre est comme écrit par un voyeur. Le personnage qui est moi, mais qui est quand même un personnage, une fois rendu dans un livre, est toujours en marge. Il est toujours en recul. Il regarde, mais il est toujours très présent dans les scènes. Il entend, il regarde, il écoute, il va parler avec les personnes. C'est un regard qui vient de la marge. C'est ma position que j'ai vécue en tant qu'homosexuel. On est à la marge, on regarde. Ça m'a frappé quand j'ai relu mes textes… ben, je les avais toujours relus, mais à un moment donné cette position du voyeur m’a frappé. Roger, veux-tu répondre à cette question?

Roger : Avant d’y répondre, je voudrais juste te relancer sur ce que tu disais parce que dans tes dessins, on a aussi une impression de voyeurisme. Je ne sais pas si tu es d'accord avec ça?

Bernard : Oui, ben les dessins, c'est encore un autre sujet. J'ai été artiste pratiquant jusqu’à l’âge de 35 ans… C'est une partie de ma vie qui est essentielle, qui est très très importante. On n’en a pas encore beaucoup parlé. Je peux rêver qu'à un moment donné, il se publie un album consacré à mes dessins. Le sujet était… ce sont des dessins érotiques qui mettent en scène un nu féminin ou un peu androgyne, et il y a très souvent mon autoportrait dans le dessin.

Les gens n'ont pas encore bien compris ces dessins-là. Il y a eu des commentaires dans le passé que, bon ben, c'est l’artiste macho avec la femme son modèle et puis tout ça. Mais si on regarde mon portrait : ou bien je regarde ailleurs, ou j'ai la tête décapitée, ma tête est un buste en marbre, j'ai les yeux couverts. Il y a tout un rapport avec le nu qui est problématique. Et finalement, dans ce refus de moi qui suis dans le dessin et que le regardeur, donc la personne qui regarde le dessin, va voir, il est possible que le regardeur s’identifie dans le regard que, moi, je lui renvoie… un regard qui peut devenir accusateur, qui peut devenir gênant pour le regardeur parce qu'il est en train de regarder le nu, que peut-être il désire, puis, à un moment donné, il est ramené à MON regard qui le fixe.

Il y a beaucoup de jeux dans ces dessins. Ma position dans les dessins est déstabilisante pour le regardeur. C'est voulu ça. Quand on regarde mes dessins, et qu'on devient, à un moment donné, un petit peu mal à l'aise, c'est voulu, c'est le but du dessin. En même temps, j'ai procédé beaucoup par séduction. La séduction est très présente dans ces dessins-là. Beaucoup de travail a été fait sur la réalisation du dessin. Je voulais que le dessin soit extrêmement séduisant. On voit des surfaces chromées, des satins, des reflets. Tout est fait pour séduire le regard puis, en même temps, il va y avoir quelque chose qui... ou bien le personnage lui-même est attaché ou, moi, j'ai les yeux bandés, alors là il y a quelque chose qui est déstabilisant. Il y a comme un refus en même temps de cette séduction. Ces dessins sont extrêmement importants. Je suis content que j'aie la chance d'en parler. Je pense finalement que Flâneries et souvenances poursuit dans cette ligne-là… ce fameux personnage qui regarde, qui est à la marge, même dans les scènes qui sont très compromettantes. Il n'y a rien de scabreux dans le livre, mais il y a des situations parfois qui peuvent laisser des ... bon, qui peuvent un peu déranger.

Roger, j'aimerais lire ... me le permets-tu?

Roger : Oui, vas-y.

Bernard : Alors, je vais lire ça ici... mais qui date, hein?, ce sont des souvenirs mais ça nous ramène vraiment dans un autre monde… je pense à tous ces jeunes gais à Winnipeg membres du Collectif LGBTQ+ du Manitoba.

« Piste de danse » page 272

« Piste de danse aux petites heures du matin. I Love to Love, La Isla Bonita. Dancing Queen, Bamboléo. Foule compacte de danseurs chauffés à blanc. Sur les « caisses » de son, des éphèbes et Adonis se déhanchent dans des tenues légères. Les strobe lights morcellent les corps en mouvements syncopés dans une étanche fumée de cigarette. Je reste en retrait. Plongé malgré tout dans une nuit sans réveil. Que n'eus-je connu ce monde 20 ans plus tôt, quand j'avais 20 ans? Je n'aurais même pas eu besoin du Studio 54. »

[Rire] Là, c’est mon humour qui entre en jeu. Le Studio 54 était un studio de danse bien connu à New York. Lisa Minnelli, Andy Warhol, tout le monde allait là... Et moi, j'adore ma phrase « Plongé malgré tout dans une nuit sans réveil. » [Ému] Ça me dit beaucoup.

« Au K.O.X. » page 273

« Club de cuir et de tous qui voulaient y entrer. La diversité avant la lettre. À la porte, nul dieux prêt à trancher les nuages de son doigt accusateur. À l'intérieur, le gardien en chaps accueillait les clients avec courtoisie. Voyous et présidents de banque, profs à l'UQAM, époux et étudiants. Revoir Brian. Une motocyclette accrochée au plafond. Des tonneaux métalliques peints en noir servaient de tables. Alcool enfumé. Là, un billard. Dans le film Being at home with Claude, on voit l'endroit où je me tenais debout. Une piste de danse au milieu. Djobi Djoba, Power of Love, Love is in the Air. Les yeux clos, je me lovais dans mes bras. »

Emmanuelle : Je me permets de poser une dernière question, si ça vous convient, qui est de Yann Foucault qui se demande : « Quel est votre livre préféré parmi vos lectures récentes? »

Bernard : « Ah! La question piège, Yann. [Rire] Ma lecture la plus récente a été Ganiishomong. Alors on va revenir à Roger. C’est un livre érudit, extrêmement bien construit, par notre ami Roger qui a fait montre justement de son immense culture littéraire et de philosophie. C'est pas un livre facile. Je trouve qu’on l'a un peu présenté comme un livre de plage parce que ça se passe à la plage, mais c'est un livre de réflexion. On ne lit pas ça parce qu'on flâne avec un Martini puis qu'on veut passer un après-midi facile. Non, il faut s'investir. C'est un livre qui provoque la réflexion, qui en met beaucoup. Alors, Roger, salut!

Roger : Merci Bernard. Je termine pour ma part en répondant à la question que Bruno Lagacé nous a posée à nous et peut-être en faisant un commentaire ou en t'en posant une brève pour finir, Bernard... Alors pour Bruno Lagacé qui a posé la question au sujet de la littérature : moi j'écris mes romans comme Bernard Mulaire faisait ses dessins. C'est-à-dire que ce qui est important, c'est la fine pointe du crayon qui touche le papier sans le détruire, qui revient. Tout cela pour dire que la littérature comme les beaux-arts, c'est un art, ce n'est pas tout simplement une réflexion de la réalité.

Je n'ai jamais été intéressé à écrire ma vie. Chaque fois que j'essaie de le faire, je m'ennuie, mais je ne me désintéresse pas à prendre des petits morceaux de ma vie et les mettre un peu partout dans mes romans parce que ces morceaux-là conservent une émotion. C'est ce dont parlait Bernard, l'importance pour lui de l’émotion dans Flâneries et souvenances. Alors, même si mon œuvre a l'air littéraire, il y a fondamentalement une espèce de courbe d'émotion qui maintient tout ensemble.

Et puis, en conclusion, je me demande si Bernard, pour toi, l'affichage comme tu disais, ou l'affirmation de ton homosexualité tard dans ta vie à travers les pages de Flâneries et souvenances ne vient peut-être pas régler, mais mettre de la stabilité dans ce qui était peut-être problématique à certains égards dans tes dessins?

Bernard : Ah bien, je pense qu'on trouve toute la source là, oui. C'est déjà exprimé là et, moi, je suis très content du parcours que j'ai eu. Je suis très content de ma retraite, de ma vieillesse. Je la vis d'une façon épanouie. Comme peut-être je n'aurais pas pu imaginer. Je n'ai pas écrit le livre en voulant que les gens fassent ce que j'ai fait. Mais si, en le lisant, ils trouvent quelque chose qui correspond à leur expérience… je voudrais leur dire qu'il n'y a rien comme se débarrasser de ses vieilles peurs, de ses vieux interdits, de tout ce qui nous empêche d'avancer, de tout ce qu'on n'ose pas dire, de tout ce qu'on s'empêche de dire.

On se trouve dans des situations, et là, quelqu'un dit quelque chose, on ne peut pas rien dire parce qu’ensuite, on est ailleurs et on a peur que quelqu'un nous reconnaisse parce qu'on nous a vus ailleurs. Même dans d'autres milieux. Moi, être en train de dire que j'ai un parcours… au sujet de mon identité sexuelle, c'est incroyable pour moi. Pensez pas que j’aurais fait ça plus tôt. Il a vraiment fallu que je vive tout ce cheminement pour en arriver là.

[Cri du cœur :] LA LIBERTÉ! Se dégager des interdits! Est-ce que je peux le dire assez FORT? Tout le monde, dans toutes les circonstances, tout le monde a vécu des choses difficiles. Venez donc pas me dire : « Ah ben, pauvre Bernard, lui, il était homo, ça faque, il a eu des problèmes dans la vie. » NON!!! Tous les hétérosexuels ont des problèmes dans la vie. Peut-être qu’ils ne le disent pas. Ils n'ont pas l’intérêt de le dire, mais moi j'avais l’intérêt de le dire.

Ç'a m'a libéré ... énormément énormément libéré. C'est pour ça que je dis que Flâneries et souvenances est l'aboutissement de ma vie. 70 ans. Publié aux Éditions du Blé. Non, 73 ans, j'ai publié ça à 73 ans. Incroyable quand même. Toujours vivant, avec toutes mes dents. [Humour]

Emmanuelle : Je vais finir par un petit commentaire de Pierre Brûlé qui dit : « Quelle bête sexuelle, ce Bernard! » – [Tous] Hahahaha.

Bernard : Bien, là, il en dit y trop. Qu’est-ce que tu vas dire encore, Pierre? Hahaha!

Je voudrais terminer, Emmanuelle, en te remerciant énormément du fond du cœur de m'avoir proposé cette conversation. Et je remercie, donc, toutes les autres personnes qui nous ont écoutés ou qui vont nous écouter.

Emmanuelle : Je voudrais remercier tout le monde d'avoir participé. Merci à vous Bernard d'avoir joué le jeu également de cette conversation, à cœur ouvert finalement. Merci à Roger d'avoir animé avec brio cette conversation également. C'est vrai que, du fait que vous vous connaissez depuis de nombreuses années tous les deux, clairement on comprend toute cette émulsion qu'il y a eu pendant tant d'années, mais ça continue. Je pense que l’édition chez nous continue et le Manitoba n'arrête pas de grandir. C'est ça qui est beau… de se permettre de faire et de dire des choses. Alors, merci à vous Bernard et merci à Roger d'avoir participé.

Je remercie encore une fois nos partenaires, nos grands partenaires : le Centre culturel franco-manitobain, la Société historique de Saint-Boniface, le Collectif LGBTQ+ du Manitoba et l'Association des auteur(e)s du Manitoba français. Merci à eux d'avoir propagé la bonne nouvelle pour que le monde soit présent ce soir. Et merci à nos subventionnaires, les Conseils des arts du Manitoba et du Canada et la Direction des arts de la province du Manitoba.

Je vous souhaite à tous une excellente soirée et je vous dis à bientôt peut-être pour une prochaine conversation. Merci.

Bernard : Merci. Bonne soirée!

Page couverture Et fuir encore
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