Rossel Vien, un écrivain de la clandestinité, génial et subversif
Bernard Mulaire, Cahiers franco-canadiens de l’Ouest (numéro spécial intitulé « L’énigme Rossel Vien »), Presses universitaires de Saint-Boniface, vol. 32, no 2 (2020), p. 337-357.
imprimerOriginaire du Québec, Rossel Vien a vécu la majeure partie de sa vie au Manitoba où il a mené une vie publique consacrée aux médias, à l’histoire et à la poésie. Sous des pseudonymes, il a publié des nouvelles à thématique homosexuelle tant au Québec qu’au Manitoba. Ce faisant, il a exercé dans l’anonymat une présence subversive à Saint-Boniface. Le milieu conservateur de ce haut lieu franco-manitobain avait besoin des multiples talents de Rossel Vien, mais ne pouvait admettre sa différence. Ce texte aborde l’homme et l’œuvre sous cette double réalité. La première partie situe Rossel Vien dans le contexte historique et social du Manitoba français qu’il a connu. Une analyse de sa nouvelle « Le juge » illustre l’ampleur de l’action dérangeante qui fut la sienne. La seconde partie cerne la place qu’il occupe dans l’histoire de la littérature canadienne de langue française à thématique homosexuelle, québécoise vu les circonstances de son époque. Sa nouvelle « Un homme de trente ans » révèle à quel point il mérite de prendre place parmi les précurseurs qui ont permis à ce qui allait devenir la littérature à thématique gaie de s’affirmer au grand jour, libérée des préjugés et des interdits qui avaient prévalu jusqu’alors.
Introduction
L’écrivain Rossel Vien, né au Québec, décédé au Manitoba, a mené une existence sous le double sceau de la subversion et de l'anonymat. L’anonymat a découlé d’une vérité qu’il a tenté de cacher, de fuir toute sa vie, soit son homosexualité. C’est par la littérature d’une grande intimité qu’il tentera de cerner son identité, de lui faire du sens, de la transcender par l'évocation des sentiments et des émotions. Affronter un tel défi dans un milieu comme Saint-Boniface relèvera de la subversion.
Dans la première section du présent essai, intitulée «Rossel Vien et le Manitoba français», j'aborderai cette facette essentielle du personnage Rossel Vien. Je ferai appel à ma connaissance personnelle de l’écrivain et à ma perception de la première nouvelle que Rossel Vien a publiée sur le thème de l’homosexualité («Un homme de trente ans», 1960). Je me pencherai, de plus, sur son recueil publié à mi-carrière (Et fuir encore, 1972), dont « Le Juge ». Ces textes contiennent la clef de compréhension du personnage et du retentissement subversif que son œuvre allait avoir au Manitoba. Cela contribua à son isolement, que lui-même entretenait en fuyant les regards trop insistants. On verra là toute l’originalité et le génie du personnage.
Dans la seconde section du présent essai, intitulée «Rossel Vien / Gilles Delaunière et la littérature homosexuelle du Canada français», je creuserai la trame évolutive de la littérature à thématique homosexuelle de langue française au Canada, notamment au Québec, vu l’époque. Pour ce faire, je puiserai aux ouvrages et témoignages des spécialistes du sujet, universitaires et écrivains (tels Ross Higgins, François-Paul Quirion et Nicholas Giguère). Mon enquête cherchera ainsi, point par point, à comprendre la société de laquelle Rossel Vien était issu, et déterminer la place que son œuvre a occupée et occupe toujours dans cette narration.
Rossel Vien et le Manitoba français
On a qualifié Rossel Vien d’«érudit jalousé» (Toussaint, 2000). Érudit, cela va de soi, mais jalousé? J’opterais pour le mot «craint».
Annonceur radiophonique à la voix suave et posée, historien reconnu, journaliste engagé, poète admiré, Rossel Vien a signé des ouvrages de nature historique, et des nouvelles et romans sous son nom ou sous des noms d’emprunt. Sous le nom Gilles Valais, il a publié aux Éditions du Blé et aux Éditions des Plaines de Saint-Boniface durant les années 1980 et en 1990; précédemment, durant les années 1960 et en 1972, il a signé Gilles Delaunière dans les Écrits du Canada français et aux Éditions Hurtubise HMH de Montréal1.
Comme d’autres, je connaissais Rossel Vien de nom, de voix. En 1968, mon amie l’artiste Pauline Morier et moi l’avons consulté avant d’entreprendre un voyage de plusieurs mois au Mexique. Pauline avait travaillé avec Rossel au poste de radio CKSB et savait qu’il séjournait souvent au Mexique. Plus tard, je croiserai Rossel à maintes occasions en tant que membre de la Société historique de Saint-Boniface, et à l’hebdomadaire St. Boniface Courier où il me demandera en 1974 de le remplacer pendant quelques mois au poste de responsable de la section de langue française.
J’admirais Rossel Vien, homme cultivé, raffiné, courtois. Homme doux et bienveillant. Homme énigmatique, homme de l’ombre, toujours pressé, partant subrepticement. Les rares proches communiquaient avec lui par l’entremise de sa boîte aux lettres.
C’est vers 1986 qu’une connaissance, travaillant à Montréal, me révéla que Rossel Vien avait publié un recueil de nouvelles en 1972 aux Éditions Hurtubise HMH sous le pseudonyme Gilles Delaunière. Le recueil s’intitulait Et fuir encore. Cette personne m’en donna un exemplaire. J’en fus soufflé.
Non seulement apprenais-je que Rossel Vien avait publié des œuvres littéraires à thématique homosexuelle, mais l’une d’elles, «Le juge», racontait une conférence offerte en 1970 par la Société historique de Saint-Boniface. Œuvre de fiction, étant donné que l’écrit de par sa nature devient fictionnel, «Le juge» brisait, malgré tout, les tabous les plus brûlants de l’époque. Non seulement l’inversion y prenait-elle place, mais elle constituait un élément central de l’histoire et pouvait impliquer des gens appréciés par le milieu. J’y ai perçu une bombe.
Revenons en arrière. En 1973, de retour à Saint-Boniface après un séjour à l’étranger, j’accompagnai mon ami Claude Dorge, ancien camarade de classe au Collège de Saint-Boniface, au lancement d’un livre rédigé par son frère aîné Lionel. L’événement avait lieu sous l’égide de la Société historique. Dès lors, je suis devenu membre de la Société et, au fil des ans, au fil de projets d’expositions et de livres, Lionel Dorge et moi sommes devenus des amis. Ou du moins avons-nous développé une connivence. Je comptais parmi les rares que Lionel tutoyait (Mulaire, 2001, p. 5).
En 1973, le Musée de l’homme et de la nature de Winnipeg me confia un contrat de recherche sur l’histoire du Manitoba français. Ma seule compétence était mon enthousiasme. Qu’à cela ne tienne, j’ai contacté toutes les sommités de la Société historique, dont Lionel, mais principalement Robert Painchaud, jeune professeur d’histoire, et Rossel Vien, l’archiviste de la Société. Robert Painchaud me fit comprendre ma naïveté alors que Rossel me donna libre accès aux archives, alors installées dans l’ancien Grand Séminaire, adjacent à l’archevêché. Comme on aurait pu s’y attendre, un ecclésiastique membre de la Société vint s’enquérir du pourquoi de ma présence, moi qui fouillais allégrement dans les classeurs pendant l’absence de Rossel. Puis, en 1974, j’ai travaillé sous la direction de Lionel Dorge aux archives de l’archevêché de Saint-Boniface.
Pour quiconque a fréquenté la Société historique de Saint-Boniface années 1970-1990, le juge de la nouvelle «Le juge», qui surveille et intimide le narrateur, est calqué sur le juge Alfred Monnin. Cet homme de loi avait été président de la Société et en était un membre assidu. Il y restera attaché toute sa vie ainsi qu’au Collège de Saint-Boniface qu’il fera bénéficier de ses largesses.
Le jeune conférencier dans la nouvelle, rayonnant de toute la fierté de son savoir fraîchement acquis, rappelle Robert Painchaud qui planchait alors sur sa thèse de doctorat. Le sujet de sa conférence? Le récit déjà tant de fois raconté des griefs marquant l’histoire du Manitoba français où figuraient l’immigration, Mgr Taché, Riel…. Or, le narrateur de la nouvelle s’en montre profondément ennuyé. Il préfère même promener son regard sur les billes équarries des murs du vieux couvent devenu musée, où la conférence a lieu.
Enfin, le narrateur décrit le président de la Société, jusqu’à sa paupière hésitante. On reconnaît Lionel Dorge (atteint de la paralysie de Bell) que le narrateur aurait voulu mettre en garde contre des accointances trop étroites avec ses élèves au Collège, fils de fermiers, «ces garçons tendres», ces «collégiens pâlots qui embellissent [la] soirée». Mais le juge les guette et le narrateur n’ose s’aventurer en terrain si miné. La raison? La fougue avec laquelle le juge avait menacé le dénommé Marcel, ami du narrateur, qui avait eu la témérité de rassembler autour de lui des jeunes gens avides de littérature, dont l’un des fils du juge. L’anecdote se vérifie.
L’homosexualité avait été un crime au Canada. C’est seulement en 1969 que Pierre Elliot Trudeau fit adopter une loi omnibus la décriminalisant. En dépit de la nouvelle liberté garantie, l’homosexualité restait une déviance, autant une pathologie aux yeux de la science médicale qu’une abomination (Lv 18,22; 20,13), un péché mortel, aux yeux de l’Église catholique.
L’Histoire de Saint-Boniface est indissociable de l’Histoire de l’Église catholique dans l’Ouest canadien. L’époque avait horreur du scandale. Les apparences dominaient et devaient assurer la pérennité des choses. À Saint-Boniface, tout tournait autour de l’archevêché, du Collège, de la station de radio CKSB, instruments essentiels mis au service de la propagation et de la survie de la langue française et de la foi.
Rossel Vien était un personnage très respecté à cause de son travail au poste de radio, ses écrits sur l’histoire du Manitoba français, son rôle d’archiviste et de conférencier à la Société historique, ses poèmes d’inspiration parnassienne publiés dans les hebdomadaires du milieu. On ne peut oublier non plus son Histoire de Roberval (Vien, 1955) bien reçue par le chanoine Lionel Groulx, fervent défenseur de l’idéologie clérico-nationaliste (Groulx, 1955). À Saint-Boniface, l’appui de ce clerc prestigieux devait valoir un nihil obstat, sinon une canonisation. Rossel Vien ne pouvait pas provoquer un scandale.
Pourtant, Rossel Vien publiait des nouvelles à thématique homosexuelle, tabou par excellence. Oh, il l’avait fait à Montréal sous le pseudonyme Gilles Delaunière, mais pas n’importe où. Oh non! Gilles Delaunière ne débuta pas dans une quelconque feuille de chou, mais dans les Écrits du Canada français, la revue de l’Académie des lettres du Québec. Son comité de rédaction comprenait le poète Robert Élie; Jean-Louis Gagnon, journaliste anti clérical et fondateur des Écrits; Gilles Marcotte, réalisateur et professeur de littérature française; Marcel Dubé, dramaturge de la bourgeoisie; de même que les hommes politiques Gérard Pelletier et Pierre Elliott Trudeau. Claude Hurtubise, le futur éditeur de Gilles Delaunière (et de Rossel Vien), en assurait l’administration.
Les compagnons de route de Gilles Delaunière dans le numéro 6 (1960) des Écrits comptaient l’écrivain français et baroudeur François Moreau, dont la pièce à scandale Les taupes fut montée par l’homme de théâtre Jean-Louis Roux, également collaborateur au numéro; le vénérable poète Éloi de Grandmont; l’instigateur de la contre-culture Patrick Straram et le journaliste émérite Olivar Asselin. On aurait pu fréquenter plus modeste compagnie, et celle-ci se voulait contestataire. Ses membres figurent maintenant parmi les artisans de la Révolution tranquille qui secoua le Québec.
Suivront d’autres nouvelles de Gilles Delaunière dans les Écrits en 1961 et 1970. Entre temps, en 1964, Rossel Vien publia le reportage d’un voyage dans les Écrits sous son propre nom2. Rossel Vien, l’homme des esquives.
De plus, quand Gilles Delaunière publia Et fuir encore chez Hurtubise HMH en 1972, c’est dans une collection qui s’enorgueillissait d’accueillir Anne Hébert, Alain Grandbois, Jean Hamelin, Yves Thériault, Monique Bosco, André Laurendeau, Madeleine Ferron, Gabrielle Roy, Hugh MacLennan, Mordecai Richler. Excusez du peu.
Je suis persuadé que les personnes mentionnées anonymement dans la nouvelle «Le juge» connaissaient son existence. L’archevêché de Saint-Boniface en premier lieu car elle avait toujours eu ses antennes au Québec. Aucun personnage douteux n’échappait à sa surveillance. Comment une œuvre littéraire publiée en si notoire entourage, mettant en scène la «société d’histoire de Saint-B.», le «couvent des sœurs de la rivière Rouge» devenu musée, tel juge, tel conférencier, tel président aurait pu lui échapper? Impossible. Mais voilà, Rossel Vien contribuait énormément à la vie culturelle canadienne française du Manitoba. En retour, on lui devait l’impunité, comme s’il existait entre lui et les autorités une entente tacite du genre Don't ask, don’t tell. Rossel s’y conformait avec diligence. Jamais ne parlait-il de sa vie privée. Du moins pas avec moi.
À l’époque, Lionel Dorge ne m’a jamais parlé de sa vie privée non plus. Qui plus est, Lionel n’a pas inclus Gilles Delaunière dans son Introduction à l’étude des Franco-Manitobains (Dorge, 1973). Cet ouvrage contient une bibliographie exhaustive de 200 pages répertoriant tout ce qui s’était écrit par ou sur les Franco-Manitobains. Et Gilles Delaunière n’y figure pas. L’écrivain franco-manitobain J. R. Léveillé propose que Lionel n’avait pas encore fait le lien entre Rossel et Gilles. Peut-être. Et si Lionel avait choisi d’ignorer Gilles? La simple mention de Gilles Delaunière, même pour ses premiers écrits, aurait conduit au recueil Et fuir encore de 1972. Lionel l’aurait-il souhaité?
Or voilà, Rossel est décédé en 1992 et, pendant tout ce temps (20 ans), il a continué de vivre et de travailler à Saint-Boniface comme si de rien n’était, au cœur des mêmes institutions. Il a pu publier un historique acclamé de La Radio française dans l’Ouest canadien (1977), faire des recherches pour lui-même ou pour d’autres sur l’histoire du Manitoba français, collaborer aux activités du CEFCO (Centre d’études franco-canadiennes de l’Ouest), dont la rédaction du Répertoire littéraire de l’Ouest (1984) et contribuer à l’Anthologie de la poésie franco-manitobaine réalisée par J. R. Léveillé (1990, p. 63-68, 355-359). Rossel Vien : le loup dans la bergerie. Encore aujourd’hui (2020), 35 ans après avoir fait la découverte du recueil Et fuir encore, je reste bouche bée devant une telle outrecuidance.
Rossel Vien, érudit? Certes. Jalousé? Peut-être, mais par qui? Et pourquoi? À chacun ses réussites. J’opte plutôt pour le qualificatif «craint», craint pour ses connaissances intimes du milieu que tous devaient cacher. Gilles Delaunière le subversif en possédait la clef. À lui seul, il aurait pu faire sauter le bouchon.
Mon propos se concentre sur la nouvelle «Le juge». Cependant, c’est le recueil Et fuir encore tout entier qui menaçait la quiétude du milieu bonifacien. Empreint d’une tristesse incommensurable, d’une détresse insupportable, ce recueil mettait en scène des désirs d’une urgence foudroyante, inassouvis, parfois inavouables, amours refusés, impossibles, fuites exécutées dans la honte, toujours sous le regard accusateur de la société bien-pensante. Gilles Delaunière abordait ainsi des thèmes honnis par la bonne société, tout cela dit avec une nécessité essentielle, et une maîtrise renversante de la langue française. Le milieu qui savait devait en être subjugué. Rossel Vien représentait son plus grand danger3.
Le génial Rossel Vien a brillé dans plusieurs domaines, ce qui lui vaut notre vive reconnaissance, mais son pouvoir subversif représente à mes yeux son succès le plus éclatant.
Rossel Vien / Gilles Delaunière et la littérature homosexuelle du Canada français
Gilles Delaunière a fait son entrée dans la littérature canadienne française en 1960 en publiant la nouvelle «Un homme de trente ans» dans les Écrits du Canada français. Revue de l’Académie des lettres du Québec, les Écrits rassemblaient la fine fleur de l’intelligentsia francophone du Québec, à la fois contestataire sur le plan des mœurs et fédéraliste sur le plan politique (c’était avant l’option souverainiste).
Pour l’occasion, les rédacteurs des Écrits, tous grands lettrés et la plupart avant-gardistes, jugèrent bon de prévenir les lecteurs en publiant l’avis suivant :
GILLES DELAUNIÈRE – Sous ce pseudonyme se cache un nouvel auteur canadien qui, pour des raisons bien précises, tient absolument à ne pas révéler sa véritable identité. Les lecteurs qui prendront connaissance de son essai de confession : Un homme de trente ans, comprendront pourquoi. Il s’agit d’une histoire vraie et vécue.
Mais, que racontait donc cette nouvelle de Gilles Delaunière? En fait, les tourments du protagoniste qui, à la veille de ses 30 ans, raconte à un ami en guise de «confession»4 à quel point il a toujours ployé sous le sentiment de vivre une «étrangeté», convaincu d’être à la fois étrange et étranger. Ce sentiment remonte à son enfance, alors qu’on le disait «délicat», issu d’une famille rurale de 12 enfants. Il croira trouver refuge en entreprenant les études du cours classique, mais se morfondra dans un mysticisme mortifère. Il quittera ensuite le séminaire honteux, à la recherche de petits boulots dans les villages et chantiers reculés du Québec.
Le narrateur traînera ainsi son désarroi jusqu’en Espagne où il pensera trouver le bonheur à attendre sans but dans une gare de train. En dernier, il avouera à son ami destinataire ne pas vouloir se relire parce que son courrier l’«effraie».
Était-ce donc cette dénonciation de la ruralité, de la famille nombreuse, de la religion, tous thèmes intouchables dans le Québec clérico-nationaliste d’alors, qui pouvait épouvanter les lecteurs des Écrits et justifier la mise en garde placée en exergue?
Ou était-ce plutôt le pénible aveu susurré à mots couverts dans les dernières pages de la nouvelle, lequel trahit le mal-être du narrateur?
Première indication : le narrateur admet avoir aimé un camarade de classe à l’âge de 13 ans quand on réclamait autour de lui la mort pour les hommes et les femmes qui «n’accrochent pas sur le sexe contraire». Puis, plus grave encore, il dénonce «des prêtres, des professeurs, des fonctionnaires de cinquante ans, avec des yeux écarquillés et cernés, un peu égarés […] ces yeux horribles, habitués à la nuit».
Tout au long de ces insinuations, jamais le narrateur n’évoque-t-il l’homosexualité. Or, voilà bien de quoi il s’agit, mais jamais ne prononce-t-il le mot interdit, trop coupable5. Gilles Delaunière opte plutôt pour le mot anglais gay, plus détaché: «Les Américains nous appelle [sic] gay.» [On notera la coquille ou la confusion du discours: Les Américains nous appelle […] Mais, immédiatement, il s’autoflagelle en ironisant sur le mot gai: «Il est gai, entre quinze et vingt ans, de se découvrir infirme de naissance […]. Il est gai, à trente ans, de se voir condamné à la solitude au milieu d’une société accouplée.» Enfin, il enfonce le clou de sa honte : «Il est gai, vraiment gai, à quarante ans, de faire la ronde autour des pissoirs publics.»
Le narrateur enchaîne: «Je sais, à New York, il y a des bars vraiment gais, des clubs tout à fait gais»6, gai rimant ici, dans la vision négative que le narrateur entretient de l’homosexualité, avec pissoir. On comprend qu’il n’y voit aucune joie. De plus : «C’est cela qui justifie en partie le mépris populaire.» Voilà donc que le secret était dévoilé à la 48e page d’une nouvelle qui en compte 56 : l’homosexualité du narrateur.
Le lecteur d’aujourd’hui pourra s’étonner devant une telle angoisse. De fait, la situation des homosexuels de Montréal en 1960 n’avait rien d’enviable, et elle devait ressembler, sous certains aspects, à celle de leurs confrères américains. Aux États-Unis, le maccarthysme sévissait depuis les années 1940. Le mouvement de l’affirmation gaie américain n’allait prendre son envol qu’après les émeutes de la Stonewall Inn en 1969, en réponse à la répression policière. À Montréal, la dernière descente policière effectuée dans un bar (les Katacombes) n’allait se produire qu’en 1994.
En 1960, Gilles Delaunière et les rédacteurs des Écrits avaient toute raison de se protéger. En effet, c’est durant cette même année 1960 que Jean Drapeau, élu à la mairie de Montréal, mit à exécution sa campagne de moralité publique. Son but était de nettoyer le quartier du Red Light de ses tripots, lupanars et cinémas, par le fait même de tout lieu auquel les homosexuels avaient accès7. En cela, les homosexuels n’étaient pas plus visés que les autres déviants sexuels. Les bonnes mœurs devaient prévaloir. De plus, l’homosexualité n’allait pas être décriminalisée avant 1969. En 1960, les homosexuels étaient des «parias» coupables du «vice innommable»8, marqué au sceau biblique de l’abomination. On pardonnera donc à Gilles Delaunière et aux rédacteurs des Écrits leurs précautions.
Auteur en 1960 d’un texte littéraire à implication homosexuelle, Gilles Delaunière peut-il prétendre à quelque place dans l’histoire de la littérature homosexuelle du Canada français ou du Québec? Admettons tout de go, qu’actuellement, il n’y figure nulle part.
L’anthropologue montréalais Ross Higgins a publié sur l’identité sexuelle et la vie homosexuelle à Montréal, notamment dans son ouvrage De la clandestinité à l’affirmation (1999), auquel se réfère Paul-François Quirion dans son mémoire de maîtrise déposé à l’Université de Sherbrooke en 2002. Ce mémoire reste une référence incontournable, comme les écrits de Higgins.
Quirion (p. 27-42) soulève la question de la spécificité de la littérature à thématique homosexuelle, laquelle continue de provoquer des interrogations au Québec9. La thématique homosexuelle doit-elle être reléguée à un sous champ littéraire? Et, surtout, comment doit-on définir ce sous champ? Faut-il que l’auteur soit homosexuel? Le personnage principal? Le lecteur? Et, aujourd’hui, alors que toutes les minorités exigent visibilité, comment différencier littérature lesbienne, gaie, bisexuelle, etc. Dorénavant, vaudrait-il mieux parler de littérature LGBT (sinon LGBTQ2+)?
L’Archigai, le bulletin des Archives gaies du Québec, a attiré l’attention en 2016 (à la suite de Higgins et Quirion) sur la revue littéraire Les mouches fantastiques publiée à Montréal en 1918-1920 (Higgins, 2016, p. 5). Cette revue serait la première à avoir abordé des sujets homosexuels au Canada et en Amérique du Nord. Malgré le titre de la revue, ses responsables Elsa Gidlow (âgée de 19 ans) et Roswell George Mills étaient anglophones, et son contenu, de langue anglaise si ce n’est quelques traductions. Grâce à Gaétan Dostie, les AGQ signalaient aussi dans leur bulletin la figure problématique du poète Émile Nelligan, apparemment homosexuel, dont l’œuvre fut d’abord publiée en 1903 (Dostie, 2016, p. 1-2).
Parmi les antécédents, Higgins et l’auteur et universitaire Nicholas Giguère10 mentionnent des ouvrages précurseurs. Ces derniers comprennent Les fiancés de 1812 de Joseph Doustre, «essai de littérature canadienne» paru en 1844. Higgins et Giguère soulignent aussi l’importance des romans Orage sur mon corps publié en 1944 par André Béland (âgé de 18 ans), et Derrière le sang humain. Une étrange confession -- Tel que raconté [sic] à l’auteur, roman que Robert Pelchat a signé en 1956 sous le pseudonyme Robert de Vallières11. Giguère mentionne en outre Les Hypocrites de Berthelot Brunet (1945), Ville rouge de Jean-Jules Richard (1949), L’enfant noir de Donat Coste (1950) et La Bagarre de Gérard Bessette (1958). Jean Basile fera paraître Lorenzo en 1963. Quant à Marie-Claire Blais, elle ne publiera Une saison dans la vie d’Emmanuel qu’en 1965 (voir Addendum 1a et Addendum 1b).
Tous ces auteurs sont restés dans les mémoires sauf Gilles Delaunière même s’il a publié à Montréal dès 1960 et que Et fuir encore (1972) a connu des recensions de commentateurs établis (Jean Éthier-Blais, Robert Duhamel, Réginald Martel). Plus tard, Gilles Delaunière / Rossel Vien sera répertorié par des dictionnaires littéraires publiés au Québec, en Suisse et dans l’Ouest canadien12. Pourquoi donc l’oubli?
Higgins et Quirion ont qualifié la période précédant la loi fédérale omnibus de 1969 comme ayant été celle de la clandestinité et de l’exclusion. En ce qui a trait aux années 1970, on parle d’une période d’«émergence»13. Les écrivains qui ont touché au sujet de l’homosexualité à cette époque pionnière font figure de précurseurs. Gilles Delaunière / Rossel Vien, auteur d’œuvres à thématique homosexuelle, mérite amplement de prendre place parmi eux.
Conclusion
Le présent essai a dévoilé le rôle subversif que Rossel Vien a joué au Manitoba français par ses ouvrages littéraires à thématique homosexuelle, lui-même homosexuel. En constante fuite, caché sous son secret inavouable, il représentait, selon moi une bombe à retardement dans la communauté traditionaliste et tissée serrée de Saint-Boniface. Le sujet était trop gros, trop évident, pour être passé inaperçu. Tous devaient savoir et être pris au piège de feindre l’ignorance. Au-delà des réputations, cela était d’autant plus nécessaire que Rossel Vien rendait d’inestimables services à la communauté. Historien, annonceur radio, journaliste, poète, chercheur, il ne pouvait pas créer le scandale.
Écrivain, Rossel Vien s’incrit dans l’histoire de la littérature à thématique homosexuelle de langue française au Canada non pas en qualité d’instigateur, mais comme un précurseur, un jalon à l’étape de l’émergence d’une prise de conscience vers l’affirmation et l’essor. Son rôle n’est pas banal, car l’écrivain a dénoncé les interdits, les tabous imposés par les forces de son temps : l’Église condamnait l’homosexualité comme un péché, la science médicale en faisait une maladie mentale et la loi la déclarait criminelle. Sous la plume de Rossel Vien, la vie rurale, les grandes familles, même le clergé passaient au rang des accusés.
Pourquoi Rossel Vien a-t-il été oublié au Québec et si longtemps peu compris en tant qu’écrivain au Manitoba? Des recherches s’imposent pour cerner ces questions. Pour l’instant, envisageons les possibilités suivantes. Au Québec, Rossel Vien n’a pas participé à l’affirmation personnelle et sociale des homosexuels, dont la pratique entre adultes consentants fut décriminalisée en 1969. Sur ce plan, les écrivains québécois firent des bonds immédiats et catégoriques. Perpétuellement angoissé par son identité sexuelle, Rossel Vien en imprégna de cesse ses écrits. Ainsi s’est-il vu dépassé et mis de côté. Mais pis encore, il avait quitté très tôt un territoire qui cheminait vers sa prise en charge identitaire. Voguant de surcroît sous des pseudonymes, il signa son propre effacement du paysage littéraire québécois.
Quant au Manitoba français, l’ironie voudrait que Rossel Vien y a retrouvé exactement les mêmes interdits qu’il avait fuis. Sociologues, psychologues et sexologues ont devant eux de vastes champs de recherche autant pour saisir ce qui a pu motiver Rossel Vien à fuir vers ce qu'il fuyait, que pour prendre la pleine mesure de l’acceptation de l’homosexualité aujourd’hui même au Manitoba français. Quelle place l'homosexualité peut-elle prendre dans la littérature francophone du Manitoba? Le désir et l'érotisme homosexuels peuvent-ils se dire sans scrupule dans cette littérature? Enfin, malgré les poses conciliantes, les mentalités ont-elles vraiment changé? Les jeunes gais, les LGBTQ+ peuvent-ils vivre ouvertement ? Et qu’en est-il des aînés au sein de leurs familles, dans les résidences et les foyers? À Montréal, trop souvent les aînés retrouvent dans ces institutions une homopĥobie qu'ils n'avaient pas connue depuis longtemps.
ADDENDUM
1a. La troublante thématique homosexuelle
Durant les années pionnières, la thématique homosexuelle ou gaie recouvre une vaste gamme de possibilités troublantes. Giguère (2019) mentionne le travestisme féminin dans un monde de brigands, l’expression d’une réalité intérieure, autre, l’anti-héros, les personnages secondaires efféminés, louches, le racisme, le suicide, en passant par les amitiés particulières vécues dans les collèges de garçons et les séminaires d’autrefois avec religieux pédophiles à l’appui. Véritables serre-chaudes, ces établissements exclusivement masculins éveillaient facilement les sentiments ambigus.
Gilles Delaunière aborde le sujet du suicide dans « L’auberge des trois lacs » (1961). Au Manitoba, on trouvera une évocation tardive de l’homosexualité en milieu collégial dans Le Pensionnaire de Roger Legal et Paul Ruest (1976, 1978, 1992). Ce roman réaliste finement tourné fait allusion à un jeune jésuite dit « tapette » par les étudiants. Dans La Grotte, roman d’une écriture saccadée et haletante, Jean-Pierre Dubé (1994) trace par l’enchevêtrement de voix la folie d’un religieux amoureux de l’un de ses élèves, inceste et meurtre inscrits au programme.
Simone Chaput fera revivre les tourments (hétérosexuels) de la chair dans Le Coulonneux (1998). Gabriel, un adolescent de Saint-Boniface « qui était pur, chaste et entiché de ciel » combat « l’ineffable mystère du péché charnel », « du plaisir charnel tant convoité ». Ces propos rappellent les termes « basses affaires du sexe » et « instincts bestiaux » relevés dans la nouvelle « Un homme de trente ans » de Gilles Delaunière (1960).
Originaire du Québec, Raymond Goulet, danseur à la Royal Winnipeg Ballet durant les années 1960, puis figure marquante de la danse au Québec, avait publié vers 1957 aux Éditions du Cadenas (duplessisme oblige) de Montréal un roman irrespectueux du clergé et des bonnes mœurs. Intitulé L’Âne de Carpizan (ou L’Évêque volant : Conte moral et philosophique à l’usage de tous), ce roman mettait en scène Célestin(e), un évêque travesti. On devine que l’archevêché de Saint-Boniface n’en fut pas impressionné. Par ses amitiés avec les homosexuels francophones du milieu, qui étaient tous des intellectuels impliqués dans le monde des arts, et déjà critiques de la classe dirigeante, Goulet, que Rossel Vien connaissait bien (Léveillé, 2019), participa à répandre au Manitoba français l’esprit contestataire de la Révolution tranquille québécoise (Mulaire, 2018, p. 59-60).
Quirion (2002, p. 81-82), reprenant une hypothèse émise par Higgins (1999, p. 41-42, 113, 121) souligne que le mouvement des revendications gaies s’est affirmé plus tardivement au Québec francophone qu’aux États-Unis et au Canada anglais parce que les gais québécois francophones se sont d’abord investis dans le mouvement souverainiste. Selon Higgins, les gais québécois francophones ont contribué soit à la montée du souverainisme ou à la contre-culture en participant, par exemple, à la revue Mainmise dès 1970. Or, au Manitoba, l’affirmation homosexuelle était inconcevable, et la contre-culture, trop embryonnaire. Restait la réfutation de l’emprise cléricale, bouleversement qui a conduit à la révolution tranquille au Manitoba français (Hébert, 2012).
1b. Russel / Rossel, les faces cachées de Gilles14
Russel il est né, Russel il est mort. Assez tôt, il se prénomma lui-même Rossel, mais Russel ne disparut pas pour autant, car le Deed Poll en rappela l’existence dans son passeport (Léveillé, « alias Rossel Vien », ci-dedans [renvoi au numéro des Cahiers consacré à Rossel Vien]).
Russel avait été élevé à la dure sur une terre rude, dans une contrée reculée. Du foyer, il gravita vers le collège où la vie lui fut tout aussi spartiate, et c’est ce minimalisme matériel qui allait caractériser sa vie à jamais. Aucun mobilier encombrant, aucune garde-robe inutile. Seuls une petite valise et des carnets de notes lui suffiraient au cours de ses voyages.
En revanche, le personnage Russel n’avait pas d’inclination pour les travaux de la ferme. Trop délicat, sans doute depuis toujours porté à la réflexion, aux études, il se destinait à une vie d’intellectuel, de chercheur, d’écrivain. Son premier ouvrage savant, l’historique de Roberval, réalisé avec panache, ne pouvait pas porter le prénom Russel. Ainsi naquit Rossel, et c’est Rossel qui allait dorénavant signer ses écrits publics : autres historiques, textes de conférence, traductions, poèmes, éditoriaux, reportages et commentaires politiques.
Bien qu’il fît montre de rigueur dans ses recherches historiques, source de revenus et de louanges (Lionel Groulx l’acclama), Rossel, par une étrange contradiction, s’ennuyait à la tâche. Le narrateur de sa nouvelle « Le juge » (Delaunière, 1972) préfère promener son regard sur les murs de l’ancien couvent plutôt que d’écouter la conférence du jeune professeur portant sur l’émigration dans l’Ouest canadien, Mgr Taché, Louis Riel, et cela, en lorgnant les collégiens « pâlots » autour de lui… De même, le narrateur de « Et fuir encore » (Ibid, 1972) déplore les Archives où il besogne, alors que celui de « Quantièmes » (Delaunière, s.d., ci-dedans [renvoi au numéro des Cahiers consacré à Rossel Vien]) se languit à l’idée de retourner aux archives du Grand Séminaire… et l’auteur lui-même montre peu d’entrain à poursuivre ses recherches sur Mgr Baudoux dans les « catacombes » où se trouvent ses archives (« Journal inédit de Rossel Vien, 1991 », dans Léveillé, « alias Rossel Vien » ci-dedans [renvoi au numéro des Cahiers consacré à Rossel Vien]).
De plus, notons que Rossel a peu fréquenté les intellectuels avec lesquels il a travaillé, optant d’habitude pour la compagnie de jeunes gens à la dérive rencontrés dans des tavernes et autres lieux de bas étage.
Collégiens pâlots? Fugueurs? Voilà en effet qui révèlent une autre facette de Russel Rossel, soit l’homosexuel angoissé, coupable. Fuyant sous la honte. Et qui voulait témoigner de sa sensibilité, de ses désirs inavouables. Ni Russel ni Rossel ne pouvaient signer ces textes. Naquit alors Gilles.
Delaunière puis Valais. Joseph Paul Émile Russel, de son nom de baptême s’est-il permuté en Gilles? Joseph Paul Émile : G illes…? Gilles qui, en cachant Russel et Rossel, allait pouvoir exprimer sa plus secrète intimité et, se faisant, accéder pleinement à la littérature.
Notes
- 1. Voir Léveillé, 1990, p. 63-68, 355-359 et Morcos, 1998, p. 324-326.
- 2. En 1964, Rossel Vien avait publié dans les Écrits du Canada français le récit d’un voyage qu’il avait effectué en Europe et au Maroc (Vien, 1964).
Or, en 1965, Pauline Morier publia dans la section française du St. Boniface Courier son propre journal de bord de retour d’un voyage en Europe, et ce, à l’instigation de Rossel Vien qui collaborait à cet hebdomadaire. Peu après, en 1969, l’artiste Roger-H. Boulet publia le sien dans La Liberté et le Patriote. Boulet avait séjourné en France, en Espagne et au Maroc. Les Sixties invitaient au dépaysement. - 3. L’œuvre « homosexuelle » de Rossel Vien n’a été abordée publiquement à Saint-Boniface qu’au colloque du CEFCO fin septembre 2018, soit 46 ans après la parution du recueil Et fuir encore paru en 1972 et 26 ans après le décès de l’auteur survenu en 1992. On pourra penser qu’une omerta a pesé sur l’homosexualité de Rossel Vien. Or, Quirion (2002, p. 59) explique que le silence dont on a entouré l’homosexualité et ses manifestations relève de l’homophobie : le silence exclut (Higgins, 1999, p. 43-46). Le présent hommage rendu à Rossel Vien, mettant en valeur toutes ses réalisations, constitue une sorte de réparation – quoique Rossel Vien ait consciemment brouillé les pistes pour empêcher que cela ne se fasse de son vivant. Dans le Répertoire littéraire de l’Ouest (1984) auquel il a travaillé, ses pseudonymes ne sont pas révélés.
On se demandera où Rossel Vien aurait fui s’il avait dû le faire. Où « fuir encore » après Roberval, les régions rurales du Québec, Saskatoon et Saint-Boniface? Où aller? Au Mexique?
Notons que si l’homosexualité a été mentionnée dans La Liberté dès 1949 en tant que déviance sexuelle interdite par Dieu, cause de divorce, sujet d’émission radio-canadienne en provenance de Montréal ou de pièces de théâtre présentées au Cercle Molière (souvent pour faire rire), il reviendra à Jocelyne Nicolas (2011) de mettre en vedette André Touchette, le premier Franco-Manitobain à s’afficher comme tel en ses pages. Depuis, l’hebdomadaire traite souvent de la réalité des LGBTQ+ au Manitoba français. - 4. Est révélateur du climat religieux de l’époque le fait que les rédacteurs des Écrits ont utilisé le mot « confession » pour décrire la nouvelle de Gilles Delaunière. La Confession sert à avouer ses péchés. Or, dans Derrière le sang humain, Robert de Vallières (Pelchat, 1956) termina ainsi la préface de son roman : « Pour le bien-être moral de notre humanité, que la confession de Jacques [son protagoniste] serve à quelque chose de pratique. Tel est notre vœu le plus fervent. » On notera l’utilisation d’une même technique littéraire : en 1956, c’est l’auteur qui a averti ses lecteurs; en 1960, c’est la direction qui s’en est chargée.
- 5. On détecte là aujourd’hui un sentiment d’homophobie intériorisée.
- 6. Quirion (2002, p. 80) indique que le mot gay est apparu une première fois dans la littérature à thématique homosexuelle du Québec dans le roman de Robert de Vallières / Pelchat, 1956, p. 199. Ce dernier explique que le mot gay américain signifiait « marcher ». Are you gay signifiait « Marches-tu? »; le mot fruit désignait l’inverti.
Le poète Jean-Paul Daoust (2019) avancera qu’au cours des années 1960, les homosexuels québécois étaient déjà conscients de ce qui se passait aux États-Unis. Ils allaient à New York et sur la côte Est, s’ouvrant déjà à une certaine américanité. - 7. Higgins, 1999, p. 30-33, et Guindon, 2001, p. 67-68. Higgins (p. 72) et Quirion, 2002 (p. 43-44) signalent le mémoire de maîtrise audacieux de Leznoff (1954).
- 8. Quirion, 2002, p. 36 et 47.
« Témoignage de l’auteur du présent texte : « Nous sommes en 1962-1963. J’ai 17 ans et suis inscrit en Belles-Lettres au Collège de Saint-Boniface. Un jour, une policière de Winnipeg, canadienne-française du Manitoba, grande et masculine, vient nous expliquer en classe comment elle peut débusquer les homosexuels de vue. Atterré, je me sens démasqué devant mes camarades. » - 9. L’écrivain et critique littéraire André Roy a aussi abordé la spécificité de la littérature à thématique homosexuelle ou gaie dans Le rayon rose -- La vie parallèle 3 (2006, p. 9-14).
- 10. Higgins, 1999, p. 67-71; et Giguère, 2019 (Giguère a signé Queues et Quelqu’un aux éditions Hamac de Québec en 2017 et 2018 respectivement).
- 11. Robert Pelchat a signé sous le pseudonyme Robert de Vallières, et Rossel Vien, sous celui de Gilles Valais. Le critique et essayiste Jean Dufresne (1898-1991), fervent proustien, signait Marcel Valois. Valois/Vallières/Valais. Hommage? Coïncidence? Doit-on rappeler le personnage sulfureux Gilles de Lalonde (de son vrai nom André Tremblay), venu bouleverser les bonnes mœurs politiques au Manitoba français durant les années 1960? Gilles Delaunière, Gilles Valais, Gilles de Lalonde… autre coïncidence? Voir Hébert, 2012, p. 35; Mulaire, 2016, p. 43. Et dans sa nouvelle « Le juge », Gilles Delaunière n’a-t-il pas donné à son ami le pseudonyme Marcel? Hommage à Proust?
- 12. Beaulieu, 1987; Hamel, 1989; Godenne, 1989; Léveillé, 1990; Morcos, 1998.
- 13. Dans l’histoire de la littérature à thématique homosexuelle du Québec, Higgins (1999) et Quirion (2002) distinguent trois époques : l’avant 1969, dite de la clandestinité et du secret, c’est-à-dire celle des précurseurs; les années 1970-1980, dites de l’émergence; les années 1980-1990, celles de l’affirmation; la décennie 1990 étant celle de l’essor.
- 14. Le dédoublement identitaire survient dans l’œuvre des deux Gilles, thème apparent dans la dichotomie Delaunière/Valais. Par exemple, Le fils unique (Valais, 1990, p. 19) rappelle l’obscur compositeur Kenneth Alfred, de son vrai nom Frederick Joseph Ricketts; évoque le double (p. 25); met en scène Alec dit Bec-de-lièvre (p. 67) né Alexis ou Alexandre (p. 86). Peter/Pierre et Raymond/Ray figurent dans Quantièmes (Delaunière, s.d., ci-dedans [renvoi au numéro des Cahiers consacré à Rossel Vien]); Johann/John, dans l’extrait intitulé « Quantièmes » (exceptionnellement signé Vien dans Léveillé, 1999).
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Remerciements
- L’auteur remercie J. R. Léveillé et Raymond-M. Hébert, de même que Jacques Prince des Archives gaies du Québec et Nicholas Giguère de l’Université de Sherbrooke au Québec.
© Cefco et Presses universitaires de Saint-Boniface, 2020.
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