Flâneries et souvenances
Bernard Mulaire, Saint-Boniface (Manitoba), Les Éditions du Blé, 2018, 284 pages.
imprimerRésumé : J.R. Léveillé, « Bernard Mulaire. Flâneries et souvenances », Voix Plurielles, Vol. 21 No. 1 (2024), p. 136-138. (Web | PDF)
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MA MÈRE
08.11.2009
Extrait de Flâneries et souvenances, pages 42 et 43.
Ma mère était une raconteuse. Elle faisait les mêmes gestes aux mêmes endroits de ses récits. Preuve qu’elle ne les inventait pas. Il y avait eu la fois qu’elle était tombée de son lit d’hôpital et avait subi une concussion. À ce moment-là de son récit, elle portait la main droite derrière sa tête, du côté de l’oreille droite. Surtout, elle racontait des histoires de famille. De ses grands-parents paternels, Ovide et Adélinde (que nous appelions grand-mère blanche, à cause de ses cheveux blancs); de ses parents (grand-père Jos et grand-mère Eugénie). Ou de ses oncles et tante paternels, Jean, Charlemagne, Édouard, Lætitia… ; de ses beaux-frères et belles-sœurs, Émery, Rose, Jean-Marie, Thérèse… ; si ce n’était des histoires liées à mon père; des histoires de leur vie ensemble, de Marguerite, leur premier enfant décédée à 15 jours, des histoires de nous les enfants. Très souvent, il s’agissait de souvenirs douloureux : la fois que grand-mère… ; la fois qu’oncle et tante… ; la fois que papa... Souvent, elle évoquait des peurs d’une quasi-calamité, d’un quasi-désastre évités de justesse; parfois des souvenirs heureux, ou illustrant sa détermination face aux épreuves, aux contrariétés.
Les histoires de ma mère ont meublé ma jeunesse; elles ont même su captiver les autres, lui valoir, vieille, des amies de mon âge. Rossel, un petit-fils, lui fut particulièrement fidèle.
Ma mère est décédée entourée d’une belle-sœur, de nièces, d’amies. Nous, ses enfants, établis dans des provinces éloignées, avons été avertis dès qu’il a été possible. J’ai été le premier des trois à arriver à l’hôpital. Trop tard.
Ma tante, mes cousines m’ont accueilli. Nous avons parlé, partagé de longs moments de silence, puis elles m’ont conduit à sa chambre, comme on conduit un prisonnier à la potence. Une lumière crue, obscène, inondait la pièce. J’ai demandé qu’on éteigne. J’ai alors vue ma mère, inerte. Et j’ai pensé à ses histoires, que déjà je n’entendais plus.
© Les Éditions du Blé, 2018.
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