In-vitrine au XIXe siècle
Bernard Mulaire, ESSE, une revue de + en art, Montréal, no 7 (hiver 1987), p. 37 à 39.
imprimerCherchant pour leurs œuvres des canaux alternatifs de diffusion, les jeunes artistes du Québec, à l’instar de leurs pairs canadiens, exploitent de plus en plus la possibilité d’exposer dans les vitrines de magasins.
Récemment Montréal a vu plusieurs manifestations du genre, phénomène abordé par Anne-Isabelle Piché dans son article «In-Vitrine» (ESSE, no 6 [printemps 1986], p.10-11).
Quoique provoquant actuellement une redéfinition du concept de l’exposition, la pratique, comme telle, s’inscrit dans une historicité particulièrement pertinente pour la région montréalaise. En effet, on pourrait même dire qu’à Montréal la pratique a acquis ses lettres de noblesse, ayant été fort courante au siècle passé.
À une époque où les marchands d’art se faisaient non seulement rares, mais privilégiaient la peinture de chevalet, souvent importée (le paysage notamment), genre auquel s’adonnaient ici principalement les artistes anglophones de la métropole, les artistes peintres et sculpteurs francophones, exclus des réseaux existants à cause de leur nationalité (canadienne-française) et/ou de leur art (clérico-nationaliste) trouvèrent pendant longtemps à se faire mieux connaître du public grâce aux vitrines des commerçants.
Contrairement à l’époque contemporaine, les artistes fin XIXe siècle, ne tentaient pas de cerner la spécificité de la pratique de l’exposition. Par conséquent ils n’agissaient pas en groupe, ni ne recherchaient les événements multisites. Par contre, à Montréal la pratique se serait concentrée dans un même quartier, plus précisément dans les rues Notre-Dame et Saint-Jacques.
Tout à fait fidèles au matérialisme de leur temps, ces artistes fin XIXe étaient mus par pure nécessité commerciale. Aujourd’hui, l’on parlerait d’une stratégie de marketing, laquelle se décèlerait sans doute aussi sous les préoccupations plus éthérées de leurs émules actuels.
Cette stratégie portait fruit. Du moins les artistes l’utilisant attiraient-ils presque à coup sûr l’attention désirée. La preuve : les nombreux reportages qui paraissaient dans les quotidiens à l’occasion de telles « expositions ».
Il faut croire que l’intention présentement exprimée de brusquer les habitudes des regardants par le conflit que crée l’insertion de l’objet d’art dans un lieu mercantile (« Investissement de lieux autres, glissement de sens, impureté », dixit Piché), était tout aussi opérante au siècle dernier. Comme quoi, d’expliquer De Saussure, le signe et son contenu sont (disons : ont toujours été) éloquents proportionnellement à leur rareté dans un contexte donné. D’où la banalité du cliché, de l’invisibilité du signe trop répandu et le pouvoir du signe contrastant.
De nos jours, les lieux préférés de cette confrontation signifiante sont les boutiques de mode vestimentaire (haute couture ou « underground ») et d’ameublement d’intérieur. Tout ce qu’il y a de plus « life style » (du plus chic au plus alternatif).
Cette pratique inverse le rapprochement entre le monde de la publicité et celui de l’art qu’a analysé Jodi Wigmore, de l’Université de Victoria. Dans une communication intitulée « Art in Vogue », qu’elle livrait au 4e Congrès des Jeunes chercheurs (Université Concordia, 1986), Madame Wigmore se penchait sur l’utilisation de l’art que fait la publicité. Elle constatait entre autres une volonté de transmettre le prestige de l’objet d’art à l’objet de consommation (un tableau célèbre donnant un cachet à la nouvelle collection printanière).
Le revirement effectué par les artistes montréalais (l’art qui se rapproche de l’objet de consommation), en privilégiant les commerces de grand luxe, dénote selon nous un désir de conférer à l’objet d’art le prestige social (qualité mondaine) rattaché à l’objet de consommation. C’est l’art parfaitement adapté à la culture « yuppy », cette culture toute consommable du « young urban professional », dont Jacques Godbout (« Un Yuppy dans le gazon », L’Actualité, vol. 11, no 7 [juillet 1986], p. 102) donnait cette cinglante définition :
« Le Yuppy, et toutes ses variantes, n’a pas d’idées, il a du goût; il n’a pas de philosophie, il brandit ses cartes de crédit; il ne veut pas changer le monde, plutôt le décorer. »
Au XIXe siècle, le rapport objet d’art / commerce, se faisait tout aussi intrinsèquement. Parmi les exemples que nous connaissons, se trouvent des marchands actifs dans des domaines connexes (musique, édition, livre, papeterie, ébénisterie, photographie, objets de culte).
Le but cependant semble avoir été moins de conférer à l’art une qualité associée aux biens de consommation que d’atteindre un public favorablement disposé à devenir commanditaire.
Signalons que notre objectif n’est pas ici de reconstituer l’historique de la pratique dans les siècles passés, mais de partager avec les lecteurs quelques notes éparses cueillies au hasard de nos recherches.
Notre premier exemple fait exception en ce qu’il concerne une « jeune dame Anglaise de cette ville » qui exposait en juin 1868 trois dessins au pastel représentant des scènes canadiennes. Le commerce choisi : celui des marchands d’instruments et de feuilles de musique, Boucher & Manseau, 130, grande rue Saint-Jacques. En tant que femme, cette artiste se voyait probablement exclue des canaux de diffusion habituels. L’intérêt accordé par l’un des patrons de l’entreprise, J.-Adélard Boucher, s’expliquerait par le fait qu’il était le fondateur de la revue Les Beaux-Arts. Il est cependant significatif des mœurs du temps que l’artiste n’ait pas été nommée. N’aurait-on pas identifié un « homme artiste »?
Un des commerces les plus sympathiques aux artistes francophones portait le nom des « Dawson Brothers », « publishers, booksellers, stationers, bookbinders », 159 et 161, rue Saint-Jacques. En mai 1879, ces messieurs prêtaient leurs vitrines à l’architecte J.H.A. Dauphin (plan d’un monument De Maisonneuve; en octobre 1883, à Louis-Philippe Hébert (bas-relief représentant un chasseur de renards); en février 1884, à Philippe Laperle (cadre ouvragé de miroir); et en mai 1884, à Arthur Vincent (statuette du capitaine Joseph Brant). Que ce commerce ait porté un nom anglais peut sembler paradoxal, mais notons qu’aucune des œuvres exposées n’était tirée du répertoire religieux, exception faite, à la limite, du plan de monument De Maisonneuve, voulant commémorer le fondateur «inspiré» de Ville-Marie.
L’efficacité de la pratique, en termes de stratégie de marketing, peut se vérifier dans le cas du sculpteur Joseph-Olindo Gratton (1855-1941). Formant une société à l’été 1888 avec Philippe Laperle (1860-1934), au sortir d’une longue collaboration à l’atelier de Louis-Philipe Hébert (1850-1917), les deux hommes cherchaient immédiatement à exposer leurs premières commandes.
Ainsi, en juillet et septembre 1888, ils rendaient publiques, avant de les acheminer à leurs destinataires, deux statues en bois, de grandes dimensions, l’une un Saint Joseph, commandé pour l’oratoire extérieur du Petit-Séminaire de Sainte-Thérèse, l’autre, un Saint Christophe, destiné à l’église Saint-Christophe d’Arthabaska1.
Rappelant leurs liens précédents avec l’atelier Hébert, les articles parus dans La Minerve et La Presse, à la suite de ces événements, avaient pour résultat d’identifier Gratton et Laperle comme les continuateurs de leur ancien patron, en matière de statuaire religieuse. Avis était fait à la clientèle. Les commerçants impliqués cette fois-ci étaient les libraires, éditeurs, papetiers, importateurs de livres français et d’articles religieux, Cadieux & Derome, 1603, rue Notre-Dame, ainsi que les ébénistes et marchands de meubles, Bonin & Allaire, 1662, rue Notre-Dame.
Par la suite, pendant environ deux ans et demi, Gratton et Laperle allaient connaître une carrière enviable.
Se retrouvant seul en 1891, Gratton tentait, parmi les premiers à le faire au Québec, de percer le marché grandissant de la statuaire profane/patriotique. Ainsi exposait-il en juillet 1891 dans les vitrines de La Presse, rue Saint-Jacques, une statuette en plâtre de Monseigneur Antoine Labelle, décédé peu de temps auparavant.
Sans déboucher immédiatement sur une commande majeure, l’œuvre, coulée semble-t-il à cinquante répliques, servait à deux monuments temporaires érigés en 1894 et 1898.
Enfin, notons qu’en mars 1892, Gratton exposait un groupe en bois grandeur nature, intitulé Le Baiser de Judas, dans la vitrine d’un photographe de la rue Notre-Dame, nommé Archambault (probablement L.G.H., « photo artist », du numéro civique 1662). Au moyen de cette œuvre, le sculpteur participait à la décoration de la nouvelle chapelle du Sacré-Cœur, construite à l’arrière de l’église Notre-Dame (Montréal). L’ensemble du projet attirait d’ailleurs beaucoup d’attention en raison du généreux mécénat du curé de Notre-Dame, Messire Alfred-Léon Sentenne.
Or, peu après cette «exposition», qui le reliait publiquement à l’œuvre prestigieuse de la chapelle, le sculpteur décrochait, en mai 1892, le contrat de la première statue colossale de cuivre repoussé sur bois qu’il réaliserait pour le fronton de la cathédrale Saint-Jacques-le-Majeur (Montréal). Posées en 1892-1893 et 1898-1900, ces statues constitueraient l’œuvre majeure de sa carrière tant pour leur nombre, et l’importance du temple « support », que pour la complexité inégalée de leur signification iconographique dans le contexte de la sculpture monumentale religieuse du Québec2.
Le cas Gratton démontre bien les retombées que l’artiste fin XIXe siècle pouvait espérer des expositions «in-vitrine». Il est à souhaiter que les artistes de la présente génération connaîtront un succès similaire.
L’utilisation historique des vitrines de magasins par les artistes de Montréal mériterait certes une étude plus poussée, incitant à une réflexion sur l’évolution au Québec du concept d’objet d’art, de sa commandite, de sa fabrication, de sa diffusion, ainsi que sur le statut de son fabricant, communément appelé l’artiste.
Un plus grand échantillonnage relié au champ montréalais éclairerait aussi sur la spécificité de ces deux groupements linguistiques et culturels, francophone et anglophone, comme fondement d’une dynamique encore active aujourd’hui.
P.S. : Par souci d’espace, nous omettons presque toutes les références mais nous nous ferons un plaisir de fournir les renseignements désirés à quiconque nous en fera la demande.
Notes
- Olindo Gratton et Philippe Laperle, Saint Christophe et l’Enfant Jésus, 1888, bois (polychromie récente); h.: 1m97; église Saint Christophe, Arthabaska.
Cette statue était exposée en septembre 1888 dans les vitrines des ébénistes et marchands de meubles, Bonin & Allaire, 1662, rue Notre-Dame, à Montréal. - Olindo Gratton, Treize statues, 1892-1893, 1898-1900, cuivre repoussé sur bois (le cuivre a été remplacé durant les années 1950); h.: toutes les statues mesurent 3m35 de hauteur à l’exception de la statue du titulaire, au centre, qui s’élève à 3m96; basilique-cathédrale Marie-Reine-du-Monde et Saint-Jacques-le-Majeur, Montréal.
S’étant fait mieux connaître grâce à l’exposition « in-vitrine » de certaines de ses œuvres, le sculpteur Olindo Gratton obtenait le contrat de la fabrication de toutes les statues qui ornent le fronton de la cathédrale de Montréal. Cet ensemble statuaire, d’une importance majeure dans le contexte de la statuaire Monumentale du Québec, marquait le point culminant de sa carrière.
© ESSE, 1987.
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