Les arazzi du Petit Séminaire de Saint-Boniface : un outil pédagogique remarquable

image description imprimer

Le 1er août 1913, Les Cloches de Saint-Boniface, organe de l’archevêché, publiaient un article intitulé « Les trésors artistiques du Petit-Séminaire » (page 330). On y lisait qu’un groupe de prêtres avait pu y admirer «le superbe crucifix en bois de grandeur naturelle placé au haut du grand escalier d’honneur et la statue vivante de saint Joseph tenant dans ses bras l’Enfant Jésus, au-dessus du maître-autel. Ces deux objets d’art viennent des ateliers d’Insam et Prinitt, du Tyrol autrichien. Le crucifix coûte $50 et la statue $80 ». Plus loin, l’article rapportait : « Les prie-Dieu, les chaises, les deux tables Henri II, les deux bureaux, les deux canapés, en beau noyer noir, artistiquement sculptés par M. Edmond Bailly à Saint-Ouen-les-Parey, (Vosges), France, sont réellement des modèles du genre. »

L’article des Cloches continuait, en ce qui avait trait à la chapelle : « Les arazzi ou peintures sur toile suspendues aux murs ont aussi charmé tous les regards. Elles sont l’œuvre des Franciscaines Missionnaires de Marie, de la via Giusti, à Rome. Elles représentent saint Joseph, sainte Anne, saint Boniface, saint Josephat [sic], saint Béde [sic] le Vénérable, les saints diacres Étienne et Laurent, le vénérable Mgr Laval et la vénérable Mère d’Youville. »

Le Petit Séminaire de Saint-Boniface, dont la construction avait commencé en 1911, accueillit ses premiers élèves en 1912, et c’est en prévision de Pâques 1913 que la chapelle fut terminée. Il n’a pas été déterminé comment le Petit Séminaire fit l’acquisition des arazzi.1

Le mot arazzo au singulier signifie en italien « tapisserie », mais comme le précisaient Les Cloches de Saint-Boniface, les arazzi du Petit Séminaire étaient plutôt des toiles peintes, chacune des toiles représentant un saint. L’historien de l’art Laurier Lacroix explique que ces œuvres pouvaient servir aux cérémonies de béatification ou de canonisation à la basilique Saint-Pierre de Rome. On suspend alors des arazzi à la façade de la basilique.

Les arazzi ou toiles peintes

Objets de grand luxe, les toiles réalisées à Rome par les Franciscaines Missionnaires de Marie conféraient sûrement à la nouvelle chapelle du Petit Séminaire un cachet luxueux. Leurs dimensions considérables (elles mesurent toutes environ 190 sur 105 cm), et leur facture exceptionnelle, fastueuse, justifiaient l’admiration. On note, entre autres, le rendu parfait en trompe l’œil des bordures et encadrements où foisonnent des faisceaux de fruits et de feuillages, ainsi que les fonds en grisaille ornés de feuilles d’acanthe.

Don au Musée de Saint-Boniface

On ignore combien de temps les arazzi décorèrent la chapelle. À la suite de l’incendie du Collège de Saint-Boniface en 1922, l’édifice du Petit Séminaire fut cédé au Collège de Saint-Boniface par Mgr Arthur Béliveau. Bref : Les Jésuites conservèrent la direction du Collège jusqu’à leur départ en 1967; l’archidiocèse prit la relève pendant deux ans jusqu’à la laïcisation en 1969. Aujourd’hui l’ancien Petit Séminaire constitue le bâtiment central et historique de l’Université de Saint-Boniface. Son passé explique la présence d’une statue du curé d’Ars sur la façade.

Les toiles auraient été transférées à la Maison provinciale des Sœurs Grises de Saint-Boniface en 1978. Elles furent traitées par l’archiviste Carole Boily en 1993 et identifiées par Bernard Mulaire en 2003. Mais, surprise, la série compte dès lors trois autres toiles qui représentent l’Immaculée Conception, la Bienheureuse Marie de l’Incarnation et la Vénérable Marguerite Bourgeoys.

En 2004, alors que les Sœurs Grises prévoyaient rapatrier leurs archives à Montréal, les toiles furent données au Musée de Saint-Boniface. Par après, le Musée les déposa au Centre du Patrimoine/SHSB.2

Sources iconographiques

Les arazzi ou toiles de l’ancien Petit Séminaire de Saint-Boniface sont tous des copies savantes. Certains puisent à des œuvres de maître, d’autres à des images saintes ou à des gravures. Par exemple, la toile représentant sainte Anne et la Vierge Marie (sujet dit Éducation de la Vierge) reprend le tableau intitulé Sainte Anne enseigne la lecture à Marie peint en 1655 par l’Espagnol Bartolomé Esteban Murillo (1617-1682). Or, l’arazzo porte, en bas à gauche, l’inscription « Da Murillo, Roma 1910 ». Le mot italien da signifie « de », d’après. L’année 1910 est la date de sa réalisation à Rome par les Franciscaines Missionnaires de Marie (FMM).

Le Saint Joseph et l’Enfant Jésus porte une inscription identique en bas à droite. Cet arazzo est une copie d’un tableau du même sujet peint par Murillo vers 1670-1675.

L’Immaculée Conception trouve sa source dans quelque image sainte montrant la statue bien connue de l’Immaculée Conception couronnée et les mains en prière, alors que l’arazzo montrant la Vénérable Mère d’Youville reprend son portrait réalisé entre 1825 et 1881 par le peintre montréalais James Duncan (1806-1881). Les FMM ont sans doute utilisé une gravure reproduisant le tableau de Duncan.

1. FMM, Rome, Sainte Anne et la Vierge Marie, 1910, photo Julie Reid, SHSB A-339.
2. Inscription sur la toile représentant sainte Anne et la Vierge Marie (Éducation de la Vierge) réalisée par les FMM à Rome en 1910, photo Julie Reid, SHSB IMG_0735.JPG.
3. FMM, Rome, Saint Joseph et l’Enfant Jésus, 1910, photo SHSB A-340.
4. Bartolomé Esteban Murillo, Sainte Anne enseigne la lecture à Marie, collection Musée du Prado, Madrid, photo tirée du Web.
5. Bartolomé Esteban Murillo, Saint Joseph et l’Enfant Jésus, collection particulière, photo tirée du Web.

Outil pédagogique

Plus encore qu’une simple série de toiles, les arazzi révèlent une grande cohérence thématique pouvant servir à l’enseignement religieux. On parlera de véritable outil pédagogique. On distingue cinq groupes de personnages répartis selon un ordre hiérarchique et leur pertinence en regard du Petit Séminaire de Saint-Boniface.

a) Personnages bibliques

Un premier groupe comprend sainte Anne, la Vierge Marie, l’Immaculée Conception, saint Joseph et l’Enfant Jésus, soit les membres de la Sainte Famille en plus de la Vierge adulte, mais sans saint Joachim, l’époux de sainte Anne.

6. FMM, Rome, Immaculée Conception, photo Julie Reid, SHSB A-342.
7. Image sainte, Immaculée Conception, photo tirée du Web.

b) Représentants du christianisme primitif

Deux sujets renvoient au christianisme primitif, c’est-à-dire celui des premiers siècles. Il s’agit de saint Étienne qui est mentionné dans les Actes des Apôtres et saint Laurent. Tous deux ont été diacres (le diaconat menant à la prêtrise). Également jeunes martyrs, ils ont témoigné de leur foi, cela faisant d’eux des sujets parfaits pour un petit séminaire.

8. FMM, Rome, Saint Laurent, diacre et martyr, photo Julie Reid, SHSB A-338.

c) Patron de l’archidiocèse de Saint-Boniface

Saint Boniface (Wynfrid de Wesse), dit Boniface de Mayence, se devait de figurer au palmarès. Vénéré comme l’« apôtre des germains », il aurait accédé au titre de patron de l’église catholique de la Rivière Rouge en raison des anciens combattants du régiment de Meuron. D’origine suisse allemande, ces miliciens servirent sous Lord Selkirk à la Rivière Rouge au début de la colonie.

9. FMM, Rome, Saint Boniface, « apôtre des germains », photo Julie Reid, SHSB A-346.

d) Patrons nationaux

Outre saint Boniface, invoqué par les Allemands, notons que saint Bède était anglo-saxon, le premier et seul saint de la Grande-Bretagne à être honoré du titre de « docteur de l’Église ». Saint Josaphat (Josaphat Kountsevitch) fut le premier saint de l’Église gréco-catholique ukrainienne. Ensemble, ces saints pouvaient donc plaire à plusieurs segments de l’Église catholique à Winnipeg.

e) Représentants de l’Église canadienne

Les arazzi rappellent enfin quelques figures marquantes de l’histoire de l’Église canadienne, en premier lieu Mgr de Laval (François de Montmorency-Laval canonisé en 2014), premier évêque de Québec; et trois femmes exceptionnelles œuvrant dans les domaines de la santé et de l’éducation : Marie de l’Incarnation (Marie Guyart canonisée en 2014), fondatrice des ursulines de Québec; Marguerite Bourgeoys (canonisée en 1982), fondatrice de la Congrégation de Notre-Dame à Montréal; et Marguerite d’Youville (Marie-Marguerite Dufrost de la Jemmerais canonisée en 1990), fondatrice des Sœurs de la Charité de Montréal, dites Sœurs Grises. Comme on le sait, ces dernières jouèrent un rôle décisif dans l’histoire religieuse et sociale de Saint-Boniface.

10. FMM, Rome, Vénérable Mgr de Laval, photo Julie Reid, SHSB A-337.
11. Mgr de Laval, gravure, photo tirée du Web.
12. FMM, Rome, Vénérable Mère d’Youville, photo Julie Reid, SHSB A-347.
13. James Duncan, gravure de son portrait de Mère d’Youville, photo tirée du Web.
14. Bordure, photo Julie Reid, SHSB IMG_0802 (1).JPG.

L’ensemble des arazzi constitue un outil pédagogique remarquable, splendide de surcroît, mis au service de la foi. Il aurait fait honneur à n’importe quel lieu de culte catholique au Manitoba. On se réjouit qu’un tel trésor soit resté dans la communauté. Rien ne présageait un si heureux dénouement. On frémit à l’idée qu’au rapatriement des archives des Sœurs Grises à Montréal en 2004, cet ensemble ait pu être dispersé aux quatre vents. Leur conservation relève presque du miracle.

Notes

  1. On sait seulement que les Franciscaines Missionnaires de Marie étaient implantées à Saint-Laurent au Manitoba et qu’elles recrutaient des candidates à la vie religieuse parmi leurs élèves. Deux d’entre elles déployèrent des talents d’artistes peintres : Véronique Chaboyer (en religion Sœur Marie-Cléonice du Saint-Sacrement), postulante dès 1898, et Berthe Buron (en religion Mère Marie-Bernadette de l’Immaculée Conception), entrée au noviciat en 1903.
  2. Beaucoup d’objets ont été dispersés quand le Collège fut laïcisé. Où sont rendus par exemple les statues et les meubles que les Cloches de Saint-Boniface décrivaient en 1913? L’USB conserve une ancienne horloge à pendule, ainsi que les cadres des Conventums et des portraits à l’huile, bien qu’ils aient tous perdu leurs encadrements faute d’espace d’entreposage. On se souvient malheureusement de l’autodafé des livres anciens dans la cour arrière du Collège cependant que des objets ont été récupérés in extremis par des particuliers, entre autres une grande statue en bois de l’Enfant Jésus. Et c’est sans parler de la modernisation architecturale qui fit disparaître l’escalier d’honneur dans l’entrée principale… Mais, consolons-nous, le curé d’Ars surplombe toujours la façade principale.

Sources principales

  • Aubin, Léonce, « La ville cathédrale de Saint-Boniface », dans André Fauchon et Carol J. Harvey, dir. de la réd., Saint-Boniface 1908-2008, reflets d’une ville, Presses universitaires de Saint-Boniface, 2008, p. 75-80.
  • Boily, Carole, Archives des Sœurs Grises, Saint-Boniface, courriels adressés à BM, juin 2002 à juin 2003.
  • Lacroix, Laurier, historien de l’art, Montréal, conversation téléphonique avec BM, 10 juillet 2002.
  • «Le Petit Séminaire de Saint-Boniface», Centre du patrimoine, site Web de la SHSB.
  • Mulaire, Bernard, «Buron, Berthe», et «Chaboyer, Véronique», dans David Karel, Dictionnaire des artistes de langue française en Amérique du Nord, Musée du Québec / Presses de l’Université Laval, 1992, p. 140-141 et 157.
  • «Petit Séminaire de Saint-Boniface», Main-Manitoba Archival Information Network, main.lib.umanitoba.ca/petit-seminaire-de-saint-boniface.
  • Wikipedia, articles sur les saints.

Remerciements

L’auteur remercie Julie Reid, archiviste, SHSB; Vania Gagnon, directrice, Musée de Saint-Boniface; Carole Boily et Pierrette Boily, Winnipeg.

© SHSB et Bernard Mulaire, 2018.

Toute reproduction ou adaptation est interdite sans l'autorisation de l'éditeur. Les citations doivent indiquer la source.

< retour