À la découverte du Saint Jean-Baptiste et du Jacques Cartier de Terrebonne : d'hypothèses en mystères

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Page 2 — L'HYPOTHÈSE SOPHIE MASSON

Le hall d'entrée de l'École secondaire Saint-Sacrement de Terrebonne est situé dans la partie historique de l'édifice, qui est en réalité l'ancien manoir que Sophie Masson, veuve de Joseph Masson, dernier seigneur de Terrebonne, fit construire de 1848 à 1854. Un ouvrage publié sur cet ancien manoir en 1924 montre les deux statues dans leurs niches. Henri Mackenzie Masson, arrière-petit-fils de Joseph et de Sophie, né en 1912, a fait beaucoup de recherche sur les deux statues, tant elles le fascinent. Il affirme avoir toujours entendu parler de ces statues par ses oncles et tantes et par de vieux cousins. Selon lui, les statues occupaient les niches du manoir au moment du décès de son arrière-grand-mère, Sophie Masson, survenu le 30 novembre 1882.

Cette affirmation peut surprendre à cause des multiples péripéties qu'a connues le manoir après le décès de Sophie Masson. En effet, l'édifice fut d'abord légué aux Sœurs de la Providence qui y tinrent un hospice pour personnes âgées (fortunées) de 1884 à 1888. En 1888, les Sœurs rétrocédèrent le manoir à la succession qui le laissa vacant pendant 14 ans. Puis, en 1902, les Pères du Très-Saint-Sacrement l'achetèrent pour le transformer en juvénat.

L'inventaire après décès des biens de la seigneuresse, daté du 30 mars 1883, en vue de la vente de ses biens par les héritiers (enfants et petits-enfants), répertorie «Dans le passage d'entrée» : «Deux statues de chaque côté de la porte». Mais aucune autre information n'est fournie, de telle sorte qu'on peut imaginer tout autant des statues allégoriques, le Printemps et l'Été par exemple. Toutefois, si cette mention s'applique aux statues de saint Jean-Baptiste et de Jacques Cartier, pourquoi celles-ci n'auraient-elles pas trouvé preneur lors de la vente? Les aurait-on considérées d'allure trop artisanale en raison de leurs disproportions anatomiques? C'est l'avis de M. Masson qui les trouve peu jolies, et trop grosses pour un intérieur ordinaire.

Pour sa part, l'archiviste des Sœurs de la Providence soutient que sa communauté n'a pas acquis les statues en 1884-1888, la chronique de l'hospice restant muette à ce sujet. Par là même, nulle mention ne paraîtrait d'un don fait par quelque pensionnaire de l'hospice. À titre d'exemples de pensionnaires, l'ouvrage publié sur l'ancien manoir en 1924 cite «plusieurs membres de la famille Masson, M. Cadieux, le libraire bien connu de Montréal, M. Adolphe Chauvin alors député à la législature provinciale», toutes personnes qui auraient eu les moyens d'être généreuses.

De même chez les Pères du Très-Saint-Sacrement, l'archiviste ne trouve aucune documentation pouvant attester l'acquisition de ces statues par sa congrégation entre 1902 et 1924. Selon lui, celle-ci était alors trop pauvre pour acheter des statues et, de plus, les Pères (des Français), qui avaient la charge du juvénat, n'entretenaient aucun culte pour Jacques Cartier. Par contre, toujours selon J'archiviste, les Pères auraient laissé en place des statues déjà existantes, afin de déranger le moins possible l'apparence du vieux manoir.

Il est par ailleurs impossible, en ce qui concerne M. Henri Masson, que ces statues soient l'œuvre de Raymond Masson (1860-1944), sculpteur dilettante et petit-fils de Joseph et de Sophie Masson. Initié au modelage vers 1880-1883 par Louis-Philippe Hébert (1850-1917) et Olindo Gratton (1855-1941), alors qu'il étudiait le dessin à Montréal auprès de Napoléon Bourassa (1827-1916), Raymond Masson a laissé des œuvres en bois, en marbre et en bronze. Advenant que les statues de Terrebonne soient les siennes, elles compteraient parmi ses toutes premières œuvres. On s'étonnerait cependant qu'il les ait abandonnées dans le manoir à la mort de sa grand-mère en 1882, tout juste après les avoir faites.

Le nationalisme canadien-français

Si l'on accepte l'hypothèse que les statues de saint Jean-Baptiste et de Jacques Cartier datent du temps de la seigneuresse, c'est-à-dire de la période 1854-1882, cela nous plonge au cœur du 19e siècle, en pleine élaboration du nationalisme canadien-français, qui s'est perpétué jusqu'à l'aube de la Révolution tranquille. C'est au cours des années 1830, marquées d'une effervescence patriotique, que furent entamées les premières recherches historiques, et la valorisation des portraits (très souvent fictifs) des héros religieux et laïcs du Régime français. Denis Martin a signé une étude passionnante sur ces Portraits des héros de la Nouvelle-France. Il y rappelle les deux axes autour desquels cette idéologie a pris forme, Religion et Patrie, devenus si enchevêtrées qu'ils n'en constituaient que les deux faces d'une même réalité.Lors de l'insurrection des Haut et Bas-Canada en 1837-1838, Lord Durham prépara un rapport devenu notoire dans lequel il considéra les descendants des Français dans le Bas-Canada comme «un peuple sans histoire», ce à quoi François-Xavier Garneau répliqua avec son Histoire du Canada (1845-1852). Le clergé, qui souhaitait maintenir sa position de pouvoir en harmonie avec la puissance civile établie (à laquelle il reconnaissait un droit divin), s'empara tôt de la quête de la définition du nationalisme canadien-français pour y inscrire une orientation religieuse.

L'Histoire de la Colonie française en Canada, que publia en 1865 et 1866 le Sulpicien Étienne-Michel Faillon, devait corriger l'orientation trop laïque de la jeune historiographie canadienne. Olivier Maurault, autre Sulpicien, posera le problème : «Mais l'histoire de Garneau, si remarquable pour l'époque, était plutôt politique et laïque, en ce sens que l'auteur, d'esprit libéral, n'avait pas été suffisamment frappé de l'influence de l'Église dans la fondation du pays. Est-ce à l'instigation de Mgr Bourget, comme le croit le P. Léon Pouliot, que M. Faillon publia son ouvrage, un peu comme une mise au point?»

Dans cette perspective, l'histoire de la colonie française en Amérique relevait d'un plan divin, qui avait pour but d'«étendre le christianisme aux confins du monde habité». Même la Conquête était providentielle. En ayant protégé la colonie des effets de la Révolution, elle assurait à la nation la continuité de sa mission évangélisatrice.

La race maintiendrait le flambeau de la foi d'autant plus haut et proclamerait sa fidélité à l'autorité romaine d'autant plus fort que la France républicaine avait renié ces idéaux. On parla alors d'un catholicisme reposant sur la nationalité, et Denis Martin d'appeler «catéchisme national» le culte des héros que suscita cette écriture de l'histoire.

Jacques Cartier et saint Jean-Baptiste, précurseurs nationaux

Parmi les héros de la Nouvelle-France figure bien sûr Jacques Cartier, qui, affirmait-on, prit possession de ses découvertes au nom de Jésus-Christ. Qualifié en 1889 de «précurseur des missionnaires» [je souligne], le navigateur compte parmi les premiers qui attirèrent l'attention des amateurs d'histoire. Une croix fut érigée à sa mémoire sur les abords de la rivière Saint-Charles, à Québec, dès 1835. Cela marquait le tricentenaire de son arrivée, et le début d'une volonté de lui ériger un monument plus durable.

Quant à saint Jean-Baptiste, autre précurseur, nul n'a jamais prétendu qu'il est venu en Nouvelle-France, mais dès le début de la colonie, on y célébra sa fête, comme du reste celle de saint Joseph. Dès le début, la Saint-Joseph s'implanta comme une fête religieuse (saint Joseph devint le patron du Canada), alors que la Saint-Jean-Baptiste, bien que religieuse, prit avec ses «feux de la Saint-Jean» une allure populaire. Cela correspondait aux origines antiques de la Saint-Jean, le solstice d'été réservé au culte du soleil. Religieuse et populaire, la Saint-Jean-Baptiste, a-t-on souligné en 1880, «réunissait les deux qualités voulues pour devenir notre fête nationale».

C'est ce que comprit Ludger Duvernay, propriétaire et directeur de La Minerve, organe des Patriotes, lorsqu'il conçut le projet, en 1834, d'organiser, dans un but politique, une fête nationale annuelle. Le projet prit d'abord la forme d'un banquet, tenu à Montréal le 24 juin 1834, auquel furent conviés une soixantaine de chefs réformistes. L'idée de la Saint-Jean-Baptiste, fête patronale, était lancée.

La tradition veut que Jean-Baptiste était le sobriquet appliqué aux Canadiens français, à cause de la popularité de ce prénom parmi eux, comme Patrick chez les Irlandais et Jonathan chez les Américains. D'en faire le prétexte d'une fête nationale a pu alors servir de pied-de-nez à l'endroit du pouvoir contesté.

L'idée d'une Association (ou Société) Saint-Jean-Baptiste découla de ces premières manifestations, l'Association étant réorganisée en 1843 sur des bases plus solides. Le patronat de saint Jean-Baptiste ne faisait plus de doute. (L'Église le reconnut en 1908 lorsque Pie X constitua le Précurseur «patron spécial auprès de Dieu, des fidèles franco-canadiens».)

La commémoration de Jacques Cartier et le patronat de saint Jean-Baptiste, tous deux précurseurs, celui-ci du Messie, celui-là des missionnaires, et tous deux symboliques de la nationalité canadienne-française, expriment on ne peut mieux la binarité de ce nationalisme à base de Religion et de Patrie. Cela justifierait amplement le jumelage des statues de Terrebonne, et vu le contexte culturel, on peut supposer que Sophie Masson en était pleinement consciente, si en effet elle fut responsable de ce jumelage. Mais aucune documentation ne le prouve encore, ni ne laisse deviner l'occasion qui l'aurait incitée à acquérir et à jumeler ces statues.

L'Hypothèse Joseph Masson (suite) >>

© ESSE, 1993

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