L'art au foyer ou les avantages du réseau social

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Logement d'art actuel
Artistes : François Bourdeau, Kevin Cook, Stephen Day, Donald Goodes, Ken Mason, Jocelyne Prince, Joan Rzadkiewicz et Harry Symons
Conservateur [commissaire] : Donald Goodes
1888, rue Saint-Timothée, Montréal
Du 24 septembre au 2 octobre 1988

Parmi les facteurs qui jouent un rôle dans l'élaboration des projets artistiques et dans la définition des carrières d'artistes, le «réseau social» est l'un des plus gênants à cerner. Certes, des penseurs comme Bourdieu ont étudié le contexte social dans lequel l'artiste évolue. On a parlé du champ de production artistique qui oblige l'artiste à prendre position par rapport aux autres intervenants et de la reconnaissance qu'il doit se mériter pour prendre cette position1. Bien que l'artiste-tout-le-monde dénoncera à pleins poumons les connivences des autres, il préférera taire normalement les avantages que lui auront procurés ses propres relations personnelles.

Dans un numéro antérieur de ESSE, Donald Goodes a fait allusion à ce réseau social qui parfois influe sur les critères de qualité que les gens du monde des arts invoquent pour justifier leurs décisions2. Ces petites manigances étant un fait de la vie relié à la subjectivité humaine — elles sont une réalité inévitable — ce même Donald Goodes a eu l'idée d'en prendre ouvertement parti en organisant en son domicile, rue Saint-Timothée à Montréal, une exposition de groupe, Logement d'art actuel. L'idée sous-jacente de cet événement, son principe unificateur, fut pour Goodes son propre réseau social3.

J'avouerai qu'en y faisant écho, je participe consciemment à la proposition, ne pouvant ni ne désirant camoufler le fait que Goodes est, comme moi, un proche collaborateur de ESSE.

À la fois artiste de formation (il détient un bac en intermédia-vidéo du Nova Scotia College of Art and Design de Halifax, 1984) et théoricien de l'art en formation (il est inscrit à la maîtrise en études des arts à l'UQAM), Donald Goodes avait déjà tenté ce genre d'expérience une première fois à Winnipeg (The Good-Bye Show, 1983), puis à Halifax (Home Art/Home Video, 19844). Chaque fois, y compris à Montréal, il poussa son parti pris jusqu'à s'inclure comme artiste exposant. L'exposition «saint-timothéenne» suscita une réflexion sur plusieurs plans. D'abord la question de l'éthique. Que penser du geste d'un conservateur d'une exposition de groupe qui choisit de montrer ses propres œuvres? La norme chez les artistes en pleine carrière qui exercent simultanément des fonctions de conservateur [commissaire] ou de critique d'art tels, par exemple à Montréal, les Peter Krausz, Marcel Saint-Pierre ou Denis Lessard, est d'éviter les dédoublements trop évidents. Dans un musée public et de la part d'une personne y tenant une position officielle, un croisement des fonctions ferait sourciller. Mais comme Goodes était l'initiateur et le principal commanditaire du projet et qu'il tint l'événement chez lui, on conviendra qu'il avait presque tous les droits5.

La composition même du groupe d'artistes réunis rue Saint-Timothée attira l'attention. Originaire du Manitoba, l'anglophone et ardent francophile Donald Goodes invita à se joindre à lui sept ami-e-s rencontré-e-s au fil de ses pérégrinations «au Canada». Depuis 1985 ou 86, tout ce beau monde, à une exception près, habite Montréal. Parmi ses ami-e-s de Winnipeg, période 1980-83, Goodes a récupéré Joan Rzadkiewicz, présentement étudiante à la maîtrise à Concordia. De ses jours winnipegois aussi, et puis de ceux de Halifax (1983-1984), il retint Jocelyne Prince (franco-manitobaine) et Harry Symons. De Halifax encore, viennent Kevin Cook (actuellement inscrit à l'UQAM) et Ken Mason. A l'instar de Goodes et de Prince, Mason, originaire de Calgary, habita quelques années à Toronto avant de venir à Montréal. Puis, Goodes s'assura de la participation du Montréalais François Bourdeau, ami de Rzadkiewicz, et celle du Louisianais devenu new-yorkais Steven Day que Goodes rencontra à Banff lors d'un séjour de perfectionnement en vidéo (été 1983).

Cinq anglophones et une francophone formaient donc le noyau de ce groupe. Tous partageaient et partagent un cheminement similaire, celui d'avoir récemment quitté leur contrée natale (l'Ouest canadien et les Maritimes), pour venir s'établir à Montréal. Le coût de la vie dans la métropole, notamment celui des loyers d'ateliers, a sans doute été alléchant, mais plus encore, selon Goodes, leur décision signifierait un refus de vivre à Toronto, seule autre grande ville canadienne qui aurait pu les intéresser. Contrairement à la Ville Reine, Montréal offrirait à ces Canadians d'origine une multiplicité de choix de vie, l'une qui permet la différence, la divergence, cette distance par rapport aux grands courants culturels que peuvent goûter ceux et celles qui ont connu une existence loin des mégavilles. Or, Toronto, de par son arrogance, imposerait plus étroitement que Montréal une seule ligne de conduite, presque un gabarit pour la production artistique. Hors les modèles torontois, point de salut!

On s'étonnera de la détermination de ces nouveaux Montréalais d'autant plus que la communauté anglophone de Montréal ne semble pas avoir été pour eux, grosso modo, un pôle d'attraction. Beaucoup plus fascinante serait la francité toute exotique de la ville et, de là, la possibilité de découvrir une autre mentalité. Ayant comme but l'expression d'un réseau social, l'exposition Logement d'art actuel leva donc le voile sur un des nombreux microcosmes qui donnent une couleur si particulière à la vie culturelle montréalaise. L'hétérogénéité du groupe, mêlant aux Canadiens (eux-mêmes issus de milieux différents) un Québécois et un Américain, évoque le concept d'une transculture dont se nourrit aujourd'hui la métropole.

Qui se ressemble s'assemble, disait ma grand-mère. Ainsi, inversement, n'a-t-il pas été surprenant de discerner dans les œuvres exposées (vingt tableaux et sculptures, et une vidéo) une certaine communauté d'esprit. Bien que l'ensemble n'illustrait pas une même démarche, il s'en dégagea l'impression d'une commune préférence pour le figuratif et une thématique générale privilégiant des considérations écologiques6. Cela était accentué chez plusieurs par l'emploi de matériaux bruts, expressifs d'une récupération de l'énergie, la plastique résultante favorisant nettement une sorte d'anti-faire-«beau».

On a déjà décrié dans ESSE, un type d'assemblage très soigné, très «patenté», caractéristique d'une certaine production artistique québécoise7. La petite branche qui tout élégamment s'étire au mur vers la jolie plume de couleur fuchsia. Toutes ces petites boîtes si minutieusement ordonnées. Or, plusieurs œuvres mises en montre par Goodes échappaient résolument à ce lèche-matériaux. Citons, par exemple, la «visionneuse» toute rafistolée de l'artiste-conservateur, les frêles kitsch-totems de Mason et la toile incrustée d'objets usuels de Prince. Il en découla la rafraîchissante impression que les artistes cherchaient à provoquer le sens des choses non seulement par l'idée ou le sentiment sous-jacent, mais aussi par la forme offerte au regard. N'a-t-il pas été dit qu'un art qui dure doit d'abord être «laid», c'est-à-dire qu'il doit outrepasser les conventions d'appréhension visuelles ou autres? Voilà en effet un excellent conseil qu'on devrait transmettre dans les écoles d'art : «Artistes en herbe, faites laid!» Brusquez les regardants!

D'entre toutes les œuvres exposées rue Saint-Timothée, les toiles de Symons aux riches surfaces, ainsi que les sculptures de Bourdeau et de Rzadkiewicz, portées vers une miniaturisation attentive, se démarquèrent le plus de cette esthétique. Aucune toutefois ne stagna au niveau décrié, Symons ayant recours à un graffitisme pour dynamiser ses œuvres, alors que Bourdeau atteignait dans les siennes une certaine robustesse due à la simplicité des matériaux.

L'événement Logement d'art actuel, amena aussi à considérer les options offertes par le concept de l'exposition tenue hors de l'institution muséale ou galeriste. Comme Goodes l'a signalé par rapport au type d'exposition «portes ouvertes à l'atelier»8, son projet d'exposition at home9 souleva la question de la disposition des œuvres et de l'ambiance souhaitée dans le cadre intimiste d'un intérieur privé. À ce chapitre, les visiteurs purent voir chez lui, en passant d'une pièce à l'autre, deux types de présentation : l'une qui cherchait à intégrer l'œuvre au décor existant, l'autre qui tentait de simuler des conditions d'exposition institutionnelles (élimination des indices d'habitation, installation d'un éclairage puissant).

Vu le caractère des lieux, cette deuxième option donna des résultats plus ou moins satisfaisants. Les chambres à coucher d'un ancien «4 ½» montréalais se transforment mal en un semblant de salles du Musée d'art contemporain. Le soir du vernissage, une visiteuse resta même perplexe devant la nudité de certaines pièces (la salle Bourdeau et à un moindre degré l'espace Symons-Rzadkiewicz) dans ce qu'elle percevait par ailleurs être un logement «Qui habite ici?» demandait-elle. Par conséquent, les artistes qui s'accommodèrent des paramètres établis — notamment Cook dans la cuisine (a-t-on prévu un jeu de mots?), son vidéo paraissant être la télé du maître des lieux, de même que Goodes et Mason dans le hangar, Day dans les escaliers et Prince dans le salon — profitèrent davantage de ce que la situation permettait : des conditions moins contraignantes pour aborder leurs œuvres.

L'appréhension des œuvres sous-entend la participation d'un public. Or, en étant présentée dans un logement situé dans un quartier populaire de la ville (le Centre-Sud), l'exposition était facilement accessible à tout passant et voisin. De ce fait, elle invita à des comparaisons entre le type de public qu'un tel événement peut rejoindre et celui, plus exclusivement averti, qu'attirent les institutions (musées et galeries). À en juger par l'intérêt enthousiaste manifesté par la radio de l'Université McGill et l'hebdomadaire local, La Criée10, Logement d'art actuel, toucha une note sensible, du moins chez ces médias qui apprécièrent la tentative de Goodes de s'adresser à un public diversifié. Nul doute qu'une exposition d'art actuel tenue chez l'artiste-voisin-d'en-haut, par-dessus et autour du mobilier, peut être moins intimidante pour les néophytes que la froideur des lieux d'exposition officiels. Ainsi, plusieurs des visiteurs qui franchirent le seuil ne comptèrent pas parmi les habitués du monde des arts, la flexibilité offerte par Goodes en matière d'heures d'ouverture (12 h à 20 h) leur facilitant certainement la visite.

L'envers de la médaille veut cependant que ce type de projet reste exceptionnel dans la vie des artistes. La raison est simple : une telle entreprise, pour être bien menée, demande un énorme investissement de temps et d'énergie, sans parler d'argent. Peu d'individus, seuls ou avec d'autres, peuvent se le permettre très souvent. La planification de la publicité et la durée possible de l'événement (qui veut recevoir le public dans son logement pendant un mois?) sont deux des problèmes à envisager. Malgré l'effort considérable investi, Goodes ne put faire durer son exposition plus d'une semaine. La semaine suivante, La Criée, publia le compte rendu mentionné... Dotées d'importantes infrastructures, les institutions peuvent plus facilement aplanir ces difficultés.

Ce survol des divers aspects de l'exposition ne saurait être complet sans revenir à la case départ, soit l'idée de base du projet : le réseau social. La question se pose : ce motif est-il suffisant pour organiser une exposition? A prime abord, j'affirmerais qu'est valable (digne d'être tenté) tout motif qui s'avoue. Le problème cependant avec le «réseau social» comme motif d'exposition, c'est qu'il n'assure pas nécessairement à l'événement une esthétique ou un thème communs aux œuvres choisies. Or, comme nous l'avons vu, Logement d'art actuel, trouva une cohérence thématico-esthétique acceptable à cause justement des affinités reliant les participant-e-s, ces affinités étant dues à la force du «réseau social». Mais, croirais-je, ce fameux réseau ne peut garantir une cohérence. Demeure essentiel le choix critique exercé par le conservateur dans la sélection des artistes et/ou des œuvres. La réussite de toute soirée «entre amis» repose d'ailleurs sur la même sagesse.

Référant à l'idée du réseau social, l'exposition de Donald Goodes eut enfin le mérite, et non le moindre, de mettre en relief ce que d'autres passent sous silence, soit cette omniprésente réalité que sont dans le monde des arts les liens intrasociétaux. Comme quoi le tableau de notre beau petit monde des arts de Montréal (et celui de toute autre ville) se dresserait autant par l'historique des idées débattues que par un bon et savoureux commérage.

Somme toute, Logement d'art actuel, présente un bilan positif. Il témoigne de la part de l'initiateur et des autres participant-e-s, la plupart nouvellement établi-e-s ici, d'une volonté de se dire, d'entrer en dialogue avec le milieu, de proposer une alternative aux cadres de fonctionnement officiels11 et, n'est-ce pas, relativement à ce cadre, d'en exposer si impudiquement la trame inavouée. L'événement laisse donc le souvenir d'autant de pistes à suivre par quiconque a à cœur la diffusion d'un art qui se fait.

Notes

  1. Voir Piere Bourdieu, «Mais qui a créé les créateurs?», in Questions de sociologie, Paris, Minuit, 1980, p. 207-221.
  2. Donald Goodes, «Exposer chez soi : un appel au public», ESSE, no11 (automne-hiver 1988), p. 49-53.
  3. Goodes déclara ses couleurs dès la première ligne du communiqué de presse émis relativement à l'exposition : «Sous l'influence de diverses relations interpersonnelles, des artistes, pour la grande majorité canadien-ne-s, se sont donné rendez-vous à Montréal, rue Saint-Timothée [...].» Plus loin, il référait à «cette réunion de relations et de créations».
  4. Ces expositions eurent lieu respectivement du 9 au 17 avril à la Praxis Art Gallery, Winnipeg, et du 10 au 14 février à la Gallery 230 du NSCAD, Halifax.
  5. Dans le contexte de cette exposition, Goodes préfère se voir comme un artiste parmi d'autres artistes, ses ami-e-s. C'est à ce titre, et non pas comme «conservateur-initiateur», qu'il s'est accordé une telle liberté d'action. Il en découle que le choix de son logement personnel comme lieu d'exposition n'avait rien d'arbitraire.
  6. À l'instar du communiqué de presse, il vaut de souligner qu'un grand nombre des œuvres exposées témoignaient de leur lieu de création, Montréal. Les considérations écologiques prenaient leur signification dans œ contexte spécifique.
  7. Bernard Mulaire, «Pour une meilleure connaissance de l'art québécois», ESSE, no8 (printemps 1987), p. 20-21; la question du bricolage «bébelle» a aussi été soulevée dans «Ah, l'été!», propos de Marie-Michèle Cron, François Dion, Pauline Morier, Christine Dubois, présentation de Johanne Chagnon, ESSE, no11 (automne-hiver 1988), p. 23-27.
  8. Voir supra, note 2.
  9. J'emprunte ce terne à la mode des réceptions que les dames des classes privilégiées organisaient chez elles à Montréal au début du siècle. Madame Unetelle, toute francophone, faisait parvenir à ses amies un carton d'invitation donnant les détails de son At Home.
  10. Interview de Donald Goodes par lan Pringle pour Summer in the city, CKUT (Radio McGill), 29 septembre 1988; Daniel Meilleur, «Après les galeries d'art et les musées d'art, Le Logement d'art», La Criée, Montréal, 3 octobre 1988, p. 9.
  11. Il est bien entendu que Goodes n'a pas inventé le concept des expositions tenues «à la maison» (concept qui est à distinguer de celui des expositions tenues à l'atelier). A Montréal, et en ce qui concerne l'art de la période moderne, Logement d'art actuel prend place dans une noble lignée marquée, entre autres, par la première exposition des automatistes présentée en 1946, rue Amherst (rue parallèle et voisine de la rue Saint-Timothée). C'est d'ailleurs en voyant des photos de cette exposition que Goodes conçut son projet.

© ESSE, 1989

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