Expertise d’une œuvre de Joseph – Olindo Gratton, Ange du baldaquin

image description imprimer

ARTISTE : Joseph-Olindo Gratton

TITRE ORIGINAL DONNÉ PAR L'ARTISTE : Ange du baldaquin

DESCRIPTION : Ange de type adolescent, doté d'une chevelure ondulée, séparée au milieu et qui descend presque jusqu'aux épaules. Il porte une tunique à large ceinturon noué sur le côté gauche; les bouts du ceinturon dessinent une arabesque découpée du corps. Agenouillé sur un nuage (seul le genou droit est posé sur le nuage), il pointe de la main droite vers le bas, alors que sa gauche pointe au-dessus de sa tête. Ses ailes sont déployées, pointant vers le haut en directions opposées.

LIEU D'ORIGINE : Fabrique Sainte-Thérèse, Sainte-Thérèse de Blainville.

DATE : 1909.

MATIÈRE : Bois; technique : assemblage.

SIGNATURE - INSCRIPTION : Sur les bourrelets du nuage, à l'arrière de l'ange : « en / 1909 / J.O. Gratton ».

COLLECTIONS : Fernand Thibault, de 1'ébénisterie E. Thibault Ltée, Sainte-Thérèse, 1962; M. Henri (le collectionneur Henri Bergeron, autrefois antiquaire; coiffeur), Montréal, vers 1972; ...?

EXPOSITIONS : Sur les ailes d'un ange, Maison de la Culture Notre-Dame-de-Grâce, Montréal, 1988-1989; Olindo Gratton (1855-1941) : Religion et sculpture, Galerie de l'UQAM, Montréal, 1989.

BIBLIOGRAPHIE : Bernard Mulaire, Olindo Gratton (1855-1941) : Religion et sculpture, Montréal, Éditions Fides, 1989.

Joseph-Olindo Gratton est né à Sainte-Thérèse de Blainville (Québec) le 23 novembre 1855 et il y est décédé le 14 novembre 1941.

D'abord apprenti, de 1872 environ à 1874, du sculpteur statuaire et ornemaniste Charles-Olivier Dauphin (1807-1874), à Montréal, Gratton est entré au service du sculpteur Louis-Philippe Hébert (1850-1917) en 1881. Il fut l'élève d'Hébert à l'école du Conseil des arts et manufactures à Montréal en 1883-1884. (…)1. Lorsque le maître quitta Montréal en 1888, Gratton et un confrère d'atelier, Philippe Laperle (1860-1934), fondèrent l'atelier Gratton & Laperle, assurant ainsi une suite à l'atelier « religieux » d'Hébert.

Lui-même professeur de modelage à l'école du CAM durant les années 1890, Gratton enseigna entre autres à Elzéar Soucy (1876-1970). Cela fait de Gratton une figure de transition dans le champ de la sculpture sur bois à Montréal.

Statuaire religieux, Gratton a laissé quelques œuvres aux États-Unis et en Ontario, mais sa présence s'est fait sentir surtout dans le diocèse catholique de Montréal, où il acquit un véritable statut de sculpteur diocésain. L'ensemble des statues colossales ornant la façade de la basilique-cathédrale Marie-Reine-du-Monde, à Montréal, qu'il réalisa entre 1892 et 1900, confirma sa position. Le prestige d'avoir collaboré d'une façon aussi majeure à 1'ornementation du temple principal du diocèse lui servit de carte de visite pour le restant de sa carrière. Le fait qu'il ait été l'un des premiers artistes à exposer à la bibliothèque Saint-Sulpice, à Montréal, en 1918, est un indice de l'estime que lui réservait le milieu francophone.

Sa carrière prit un second envol durant les années 20 alors qu'il réalisa le bronze du monument du curé Ducharme à Sainte-Thérèse, ainsi que de nombreuses œuvres pour des édifices religieux de Montréal. Gratton avait 75 ans lorsqu'il tailla sa dernière œuvre maîtresse, en 1930, le Christ en croix grandeur nature de 1'église Sainte-Madeleine d'Outremont - une œuvre sculptée en chêne (Gratton sculptait dans le bois dur avec grande habileté).

L'ampleur et la qualité de sa production l'ont établi auprès des spécialistes comme le pendant montréalais de Louis Jobin (1845-1928). Dans le catalogue de l'exposition Jean-Baptiste Côté, caricaturiste et sculpteur, tenue au Musée du Québec, Mario Béland affirme au sujet de Coté : « En somme, son œuvre statuaire connu n'a pas l'ampleur de celui d'un Jobin ou d'un Gratton2. »

L'Ange du baldaquin3 fut commandé à Gratton par les marguilliers de sa paroisse natale en juin 1909, comme l'attestent les registres de la paroisse : « Il est décidé que Olindo Gratton, fera une statuette (un ange de bois) de la hauteur d'environ trois pieds, devant être placée audessus du tabernacle de l'autel principal, audessous du baldaquin, statue décorée, pour le prix de cent piastres [sic]4. »

Il semble que l'ange surplombait un petit baldaquin érigé au-dessus du maître-autel5. Un autre baldaquin, de grandes dimensions et à deux niveaux, dominait le tout. Louise Voyer a publié une photo de ce décor6, mais la photo renseigne mal sur l'emplacement de la statue. À noter que 1'auteure confond l'intérieur de la première église de Sainte-Thérèse et l'ancien intérieur de l'église actuelle. Maître-autel et baldaquins furent démolis en 1962. On invoqua la fragilité du grand baldaquin et le besoin de moderniser le sanctuaire. Une photo de la démolition fut publiée à Sainte-Thérèse en 19807.

L'ange de Gratton est une œuvre très signifiante. En le réalisant pour l'église (1887) de sa paroisse natale, Gratton voyait sa réputation actualisée au sein de sa communauté d'origine. L'œuvre allait occuper une place centrale et déterminante non seulement sur le plan de la décoration de l'église, mais aussi, et par conséquent, sur celui de l'enseignement religieux propagé par le temple. Cet enseignement découlait de la raison d'être du temple, c'est-à-dire sa vocation eucharistique. Un paroissien résuma la thématique de l'ange : « [...] d'une main il montre le tabernacle et de l'autre, le ciel; il semble dire : c'est par l'Eucharistie que l'on va là-haut8. »

Un acrostiche écrit par un paroissien aveugle9, sur le nom d'Olindo, témoigne du rôle clé que l'ange joua (pendant plus de 50 ans) dans l'expression et 1'intériorisation de la foi auprès des paroissiens de Sainte-Thérèse. Cette fonction souligne l'importance historique de l'œuvre.

Les circonstances entourant la réalisation de 1'ange sont dignes de mention. En redéfinissant la thématique sculpturale du maître-autel de l'église, la paroisse de Sainte-Thérèse participait aux préparatifs du XXIe Congrès eucharistique international qui allait avoir lieu à Montréal en 1910. Cet événement clé dans 1'histore du diocèse catholique de Montréal fut 1'occasion pour plusieurs paroisses de terminer ou de rénover la décoration de leur église. Outre Sainte-Thérèse, Gratton participa à des projets du genre pour 1'église Saint-Enfant-Jésus de Montréal et la basilique-cathédrale. L'Ange du baldaquin ressemble d'ailleurs à l'Enfant Jésus que Gratton réalisa pour la façade de l'église Saint-Enfant-Jésus en 1908-1909 : mêmes types d'adolescent, de chevelure, de faciès, de tunique et de ceinturon.

Vu son importance dans le champ de la statuaire religieuse de la région de Montréal, il me paraît impérieux que Gratton soit représenté dans les collections du (…). Le Musée du Québec, le Musée de la civilisation à Québec, le Musée d'art de Joliette et la Galerie d'art de Saint-Laurent conservent des œuvres du sculpteur ou qui lui sont attribuées.

Comme Gratton a travaillé exclusivement pour des édifices religieux, très peu de ses œuvres ont été acquises par des particuliers et sont donc susceptibles de se retrouver sur le marché de l'art. L'ange est l'une des rares exceptions -- une exception qui ne se reproduira pas de sitôt. Seulement quatre ou cinq œuvres de Gratton appartiennent aujourd'hui à des particuliers et l'ange est l'œuvre la plus importante d'entre elles en ce qui a trait à sa carrière.

De plus, l'ange se démarque de l'ensemble de la production de Gratton sur le plan de la composition. Sculpteur sur bois, Gratton est resté fidèle à la carrure du bloc de bois. Or, l'ange est l'une de ses œuvres les plus animées, grâce à la dynamique qui en active les composantes.

De toute évidence, l'ange a été décapé et sa surface retouchée avec une peinture brunâtre. Le décapage a été fait chez E. Thibault Ltée de Sainte-Thérèse peu après que l'un des membres de cet atelier, Fernand Thibault, eut acquis l'œuvre en 196210. En 1909, les marguilliers avaient voulu une « statue décorée ». Ce terme indique que Gratton dut fournir une œuvre peinte, probablement d'une teinte uniforme, soit de couleur crème ou d'un gris léger cherchant à imiter le marbre ou la pierre. Comme ce fut le cas pour d'autres œuvres du sculpteur ainsi « décorées », le tout aurait été rehaussé d'un filet doré sur les bords de la tunique, et de retouches dorées accentuant les formes des ailes. Une restauration permettrait d'éliminer les ajouts brunâtres (faits au moment du décapage?), sans que cela nuise à l'intégrité de l'œuvre. L'occasion serait aussi donnée d'enlever les punaises sur les yeux, qui défigurent l'ange et qui ont été posées par un ami du collectionneur précédent, dans le but de l'enjoliver (!)11. Les yeux sont creux, comme il était normal de les sculpter pour qu'ils paraissent de loin.

Gratton a utilisé la technique de l'assemblage, collant ensemble des planches de bois et ajoutant des éléments sculptés séparément. Cette technique était courante, car elle faisait 1'économie d'un seul bloc de bois et permettait de sculpter plus facilement les éléments délicats, telles les mains. Autre exemple : la Cène de l'église Saint-Viateur d'Outremont de Gratton.

L'auriculaire de la main gauche est cassé depuis longtemps.

En ce qui a trait aux droits de propriété, la fabrique n'en a plus, ayant vendu l'œuvre à l'un des paroissiens en 1962. Des représentants de la municipalité, de la paroisse et de la Société historique de Sainte-Thérèse ont vu l'œuvre à 1'UQAM en 1989 sans qu'ils ne remettent en question l'appartenance.

Notes

    1. Bernard Mulaire, « Olindo Gratton et Louis-Philippe Hébert : une relation professionnelle entre deux sculpteurs à la fin du XIXᵉ siècle », The Journal of Canadian Art History / Annales d'histoire de l'art canadien, Montréal, vol. XII, no 1 (1989), p. 22 à 49.
    2. Mario Béland, Jean-Baptiste Côté, caricaturiste et sculpteur, Musée du Québec, 1996, p. 111.
    3. Titre tiré d'une « Liste des œuvres de l'artiste donnée par lui-même », dans Ministère des Affaires culturelles du Québec, Fonds Gérard-Morisset, dossier 16053.3, Sainte-Thérèse, Terrebonne, Églises.
    4. Archives de la fabrique de Sainte-Thérèse, Registre B, Livre de compte II, f. 254, 13 juin 1909.
    5. « Le patrimoine de l'église de Sainte-Thérèse », La Voix des Mille-Îles, Sainte-Thérèse, 11 juin 1980, p. B-3.
    6. Louise Voyer, Églises disparues, Montréal, Libre Expression, 1981, p. 140.
    7. Voir supra, note 5.
    8. Joseph Joly, « L'œuvre d'un sculpteur canadien », Les Annales thérésiennes, Sainte-Thérèse-de-Blainville, 31 mai 1917, p. 304.
    9. Sully [Bernard Gaudet], « Acrostiche sur M. Olindo Gratton, sculpteur thérésien », La Voix des Mille-Îles, 4 août 1939 (voir Bernard Mulaire, Olindo Gratton (1855-1941) : Religion et sculpture, Montréal, Éditions Fides, 1989, p. 29).
    10. Conversation avec M. Joseph Hamelin (autrefois employé de E. Thibault Ltée), Sainte-Thérèse, 14 juin 1981.
    11. Conversation téléphonique avec M. Henri Bergeron, Montréal, 16 septembre 1996.

© Bernard Mulaire, 1996.

Toute reproduction ou adaptation est interdite sans l'autorisation de l'éditeur. Les citations doivent indiquer la source.

< retour